As obras de Pascal
BLAISE PASCAL (1670)
TABLE
Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets.
I. Contre l'Indifférence des Athées.
L'on a aussi jugé à propos d'ajouter à la fin de ces pensées un Prière que
Monsieur Pascal composa étant encore jeune, dans une maladie qu'il eut, et qui a
déjà été imprimée deux ou trois fois sur des copies assez peu correctes, parce
que ces impressions ont été faites sans la participation de ceux qui donnent à
présent ce Recueil au public.
Pendent opera interrupta.
PENSÉES DE M. PASCAL SUR LA RELIGION ET SUR QUELQUES AUTRES SUJETS.
I.
Contre l'Indifférence des Athées.
Que ceux qui combattent la Religion apprennent au moins quelle elle est avant
que de la combattre. Si cette Religion se vantait d'avoir une vue claire de
Dieu, et de le posséder [2] à découvert et sans voile, ce serait la combattre
que de dire qu'on ne voit rien dans le monde qui le montre avec cette évidence.
Mais puis qu'elle dit au contraire que les hommes sont dans les ténèbres, et
dans l'éloignement de Dieu, et que c'est même le nom qu'il se donne dans les
Écritures, Deus absconditus : et enfin si elle travaille également à établir ces
deux choses ; que Dieu a mis des marques sensibles dans l'Église pour se faire
reconnaître à ceux qui le chercheraient sincèrement ; et qu'il les a couvertes
néanmoins de telle sorte qu'il ne sera aperçu que de ceux qui le cherchent de
tout leur coeur ; quel avantage peuvent-ils tirer, lorsque dans la négligence où
ils font profession d'être de chercher la vérité, ils crient que rien ne la leur
montre ; puisque cette obscurité où ils sont, et qu'ils objectent à l'Église ne
fait qu'établir une des choses qu'elle soutient sans toucher à l'autre, et
confirme sa doctrine bien loin de la ruiner ?
Il faudrait pour la combattre qu'ils [3] criassent qu'ils ont fait tous leurs
efforts pour chercher partout, et même dans ce que l'Église propose pour s'en
instruire, mais sans aucune satisfaction. S'ils parlaient de la sorte, ils
combattraient à la vérité une de ses prétentions. Mais j'espère montrer ici
qu'il n'y a point de personne raisonnable qui puisse parler de la sorte ; et
j'ose même dire que jamais personne ne l'a fait. On sait assez de quelle manière
agissent ceux qui sont dans cet esprit. Ils croient avoir fait de grands efforts
pour s'instruire lorsqu'ils ont employé quelques heures à la lecture de
l'Écriture, et qu'ils ont interrogé quelque Ecclésiastique sur les vérités de la
foi. Après cela ils se vantent d'avoir cherché sans succès dans les livres et
parmi les hommes. Mais en vérité je ne puis m'empêcher de leur dire, que cette
négligence n'est pas supportable. Il ne s'agit pas ici de l'intérêt léger de
quelque personne étrangère : il s'agit de nous-mêmes et de notre tout.
L'immortalité de l'âme est une chose qui nous importe si fort, et [4] qui
nous touche si profondément, qu'il faut avoir perdu tout sentiment pour être
dans l'indifférence de savoir ce qui en est. Toutes nos actions et toutes nos
pensées doivent prendre des routes si différentes selon qu'il y aura des biens
éternels à espérer ou non, qu'il est impossible de faire une démarche avec sens
et jugement qu'en la réglant par la vue de ce point qui doit être notre dernier
objet.
Ainsi notre premier intérêt et notre premier devoir est de nous éclaircir sur
ce sujet d'où dépend toute notre conduite. Et c'est pourquoi parmi ceux qui n'en
sont pas persuadés, je fais une extrême différence entre ceux qui travaillent de
toutes leurs forces à s'en instruire, et ceux qui vivent sans s'en mettre en
peine et sans y penser.
Je ne puis avoir que de la compassion pour ceux qui gémissent sincèrement
dans ce doute, qui le regardent comme le dernier des malheurs, et qui
n'épargnant rien pour en sortir font de cette recherche leur [5] principale et
leur plus sérieuse occupation. Mais pour ceux qui passent leur vie sans penser à
cette dernière fin de la vie, et qui par cette seule raison, qu'ils ne trouvent
pas en eux-mêmes des lumières qui les persuadent, négligent d'en chercher
ailleurs, et d'examiner à fond si cette opinion est de celles que le peuple
reçoit par une simplicité crédule, ou de celles qui quoiqu'obscures
d'elles-mêmes ont néanmoins un fondement très solide, je les considère d'une
manière toute différente. Cette négligence en une affaire où il s'agit
d'eux-mêmes, de leur éternité, de leur tout, m'irrite plus qu'elle ne
m'attendrit ; elle m'étonne et m'épouvante ; c'est un monstre pour moi. Je ne
dis pas ceci par le zèle pieux d'une dévotion spirituelle. Je prétends au
contraire que l'amour propre, que l'intérêt humain, que la plus simple lumière
de la raison nous doit donner ces sentiments. Il ne faut voir pour cela que ce
que voient les personnes les moins éclairées.
Il ne faut pas avoir l'âme fort [6] élevée pour comprendre qu'il n'y a point
ici de satisfaction véritable et solide, que tous nos plaisirs ne sont que
vanité, que nos maux sont infinis, et qu'enfin la mort qui nous menace à chaque
instant nous doit mettre dans peu d'années, et peut-être en peu de jours dans un
état éternel de bonheur, ou de malheur, ou d'anéantissement. Entre nous et le
ciel, l'enfer ou le néant il n'y a donc que la vie qui est la chose du monde la
plus fragile ; et la ciel n'étant pas certainement pour ceux qui doutent si leur
âme est immortelle, ils n'ont à attendre que l'enfer ou le néant.
Il n'y a rien de plus réel que cela ni de plus terrible. Faisons tant que
nous voudrons les braves, voila la fin qui attend la plus belle vie du monde.
C'est en vain qu'ils détournent leur pensée de cette éternité qui les attend,
comme s'ils la pouvaient anéantir en n'y pensant point. Elle subsiste malgré
eux, elle s'avance, et la mort qui la doit ouvrir les mettra infailliblement
dans peu de temps dans [7] l'horrible nécessité d'être éternellement ou
anéantis, ou malheureux.
Voila un doute d'une terrible conséquence ; et c'est déjà assurément un très
grand mal que d'être dans ce doute ; mais c'est au moins un devoir indispensable
de chercher quand on y est. Ainsi celui qui doute et qui ne cherche pas est tout
ensemble et bien injuste, et bien malheureux. Que s'il est avec cela tranquille
et satisfait, qu'il en fasse profession, et enfin qu'il en fasse vanité, et que
ce soit de cet état même qu'il fasse le sujet de sa joie et de sa vanité, je
n'ai point de termes pour qualifier une si extravagante créature.
Où peut-on prendre ces sentiments ? Quel sujet de joie trouve-t-on à
n'attendre plus que des misères sans ressource ? Quel sujet de vanité de se voir
dans des obscurités impénétrables ? Quelle consolation de n'attendre jamais de
consolateur ?
Ce repos dans cette ignorance est une chose monstrueuse, et dont il faut
faire sentir l'extravagance et la stupidité à ceux qui y passent leur vie, en
[8] leur représentant ce qui se passe en eux-mêmes, pour les confondre par la
vue de leur folie. Car voici comment raisonnent les hommes, quand ils
choisissent de vivre dans cette ignorance de ce qu'ils sont, et sans en
rechercher d'éclaircissement.
Je ne sais qui m'a mis au monde, ni ce que c'est que le monde, ni que
moi-même. Je suis dans une ignorance terrible de toutes choses. Je ne sais ce
que c'est que mon corps, que mes sens, que mon âme ; et cette partie même de moi
qui pense ce que je dis, et qui fait réflexion sur tout et sur elle-même, ne se
connaît non plus que le reste. Je vois ces effroyables espaces de l'Univers qui
m'enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans
savoir pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu'en un autre, ni pourquoi ce
peu de temps qui m'est donné à vivre m'est assigné à ce point plutôt qu'à un
autre de toute l'éternité qui m'a précédé, et de toute celle qui me suit. Je ne
vois que des infirmités de toutes parts qui [9] m'engloutissent comme un atome,
et comme une ombre qui ne dure qu'un instant sans retour. Tout ce que je connais
c'est ce que je dois bientôt mourir ; mais ce que j'ignore le plus c'est cette
mort même que je ne saurais éviter.
Comme je ne sais d'où je viens, aussi je ne sais où je vais ; et je sais
seulement qu'en sortant de ce monde, je tombe pour jamais ou dans le néant, ou
dans les mains d'un Dieu irrité, sans savoir à laquelle de ces deux conditions
je dois être éternellement en partage.
Voila mon état plein de misère, de faiblesse, d'obscurité. Et de tout cela je
conclus que je dois donc passer tous les jours de ma vie sans songer à ce qui me
doit arriver, et que je n'ai qu'à suivre mes inclinations sans réflexion et sans
inquiétude, en faisant tout ce qu'il faut pour tomber dans le malheur éternel au
cas que ce qu'on en dit soit véritable. Peut-être que je pourrais trouver
quelque éclaircissement dans mes doutes ; mais n'en veux pas prendre la peine,
ni faire un [10] pas pour le chercher ; et en traitant avec mépris ceux qui se
travailleraient de ce soin, je veux aller sans prévoyance et sans crainte tenter
un si grand événement, et me laisser mollement conduire à la mort dans
l'incertitude de l'éternité de ma condition future.
En vérité il est glorieux à la Religion d'avoir pour ennemis des hommes si
déraisonnables ; et leur opposition lui est si peu dangereuse, qu'elle sert au
contraire à l'établissement des principales vérités qu'elle nous enseigne. Car
la foi Chrétienne ne va principalement qu'à établir ces deux choses, la
corruption de la nature, et la rédemption de JÉSUS-CHRIST. Or s'ils ne servent
pas à montrer la vérité de la rédemption par la sainteté de leurs moeurs, ils
servent au moins admirablement à montrer la corruption de la nature par des
sentiments si dénaturés.
Rien n'est si important à l'homme que son état ; rien ne lui est si
redoutable que l'éternité. Et ainsi qu'il se trouve des hommes indifférents à la
[11] perte de leur être, et au péril d'une éternité de misère, cela n'est point
naturel. Ils sont tout autres à l'égard de toutes les autres choses : ils
craignent jusqu'aux plus petites, ils les prévoient, ils les sentent ; et ce
même homme qui passe les jours et les nuits dans la rage et dans le désespoir
pour la perte d'une charge, ou pour quelque offense imaginaire à son honneur,
est celui là même qui sait qu'il va tout perdre par la mort, et qui demeure
néanmoins sans inquiétude, sans trouble, et sans émotion. Cette étrange
insensibilité pour les choses les plus terribles dans un coeur si sensible aux
plus légères ; c'est un enchantement incompréhensible, et un assoupissement
surnaturel.
Un homme dans un cachot ne sachant si son arrêt est donné, n'ayant plus
qu'une heure pour l'apprendre, et cette heure suffisant, s'il sait qu'il est
donné, pour le faire révoquer, il est contre la nature qu'il emploie cette
heure-là non à s'informer si cet arrêt est donné, mais à jouer, et à se [12]
divertir. C'est l'état où se trouvent ces personnes, avec cette différence que
les maux dont ils sont menacés sont bien autre que la simple perte de la vie et
un supplice passager que ce prisonnier appréhenderait. Cependant ils courent
sans souci dans le précipice après avoir mis quelque chose devant leurs yeux
pour s'empêcher de le voir, et ils se moquent de ceux qui les en avertissent.
Ainsi non seulement le zèle de ceux qui cherchent Dieu prouve la véritable
Religion, mais aussi l'aveuglement de ceux qui ne le cherchent pas, et qui
vivent dans cette horrible négligence. Il faut qu'il y ait un étrange
renversement dans la nature de l'homme pour vivre dans cet état, et encore plus
pour en faire vanité. Car quand ils auraient une certitude entière qu'ils
n'auraient rien à craindre après la mort que de tomber dans le néant, ne
serait-ce pas un sujet de désespoir plutôt que de vanité ? N'est-ce donc pas une
folie inconcevable, n'en étant pas assurés, de faire gloire d'être dans ce doute
? [13]
Et néanmoins il est certain que l'homme est si dénaturé qu'il y a dans son
coeur une semence de joie en cela. Ce repos brutal entre la crainte de l'enfer,
et du néant semble si beau, que non seulement ceux qui sont véritablement dans
ce doute malheureux s'en glorifient ; mais que ceux même qui n'y sont pas
croient qu'il leur est glorieux de feindre d'y être. Car l'expérience nous fait
voir que la plus part de ceux qui s'en mêlent sont de ce dernier genre ; que ce
sont des gens qui se contrefont, et qui ne sont pas tels qu'ils veulent
paraître. Ce sont des personnes qui ont ouï dire que les belles manières du
monde consistent à faire ainsi l'emporté. C'est ce qu'ils appellent avoir secoué
le joug ; et la plus part ne le font que pour imiter les autres.
Mais s'ils ont encore tant soit peu de sens commun, il n'est pas difficile de
leur faire entendre combien ils s'abusent en cherchant par là de l'estime. Ce
n'est pas la moyen d'en acquérir, je dis même parmi les personnes du monde qui
jugent sainement [14] des choses, et qui savent que la seule voie d'y réussir
c'est de paraître honnête, fidèle, judicieux, et capable de servir utilement ses
amis ; parce que les hommes n'aiment naturellement que ce qui leur peut être
utile. Or quel avantage y a-t-il pour nous à ouïr dire à un homme qu'il a secoué
le joug, qu'il ne croit pas qu'il y ait un Dieu qui veille sur ses actions,
qu'il se considère comme seul maître de sa conduite, qu'il ne pense à en rendre
compte qu'à soi-même ? Pense-t-il nous avoir porté par là à en avoir désormais
bien de la confiance en lui, et à en attendre des consolations, des conseils, et
des secours dans tous les besoins de la vie ? Pense-t-il nous avoir bien réjouis
de nous dire qu'il doute si notre âme est autre chose qu'un peu de vent et de
fumée, et encore de nous le dire d'un ton de voix fier et content ? Est-ce donc
une chose à dire gaiement ; et n'est- ce pas une chose à dire au contraire
tristement, comme la chose du monde la plus triste ?
S'ils y pensaient sérieusement ils [15] verraient que cela est si mal pris,
si contraire au bon sens, si opposé à l'honnêteté, et si éloigné en toute
manière de ce bon air qu'ils cherchent, que rien n'est plus capable de leur
attirer le mépris et l'aversion des hommes, et de les faire passer pour des
personnes sans esprit et sans jugement. Et en effet si on leur fait rendre
compte de leurs sentiments et des raisons qu'ils ont de douter de la Religion,
ils diront des choses si faibles et si basses qu'ils persuaderaient plutôt du
contraire. C'était ce que leur disait un jour fort à propos une personne : si
vous continuez à discourir de la sorte, leur disait-il, en vérité vous me
convertirez. Et il avait raison ; car qui n'aurait horreur de se voir dans des
sentiments où l'on a pour compagnons des personnes si méprisables ?
Ainsi ceux qui ne font que feindre ces sentiments sont bien malheureux de
contraindre leur naturel pour se rendre les plus impertinents des hommes. S'il
sont fâchés dans le fond de leur coeur de n'avoir pas plus de [16] lumière,
qu'ils ne le dissimulent point. Cette déclaration ne sera pas honteuse. Il n'y a
de honte qu'à n'en point avoir. Rien ne découvre davantage une étrange faiblesse
d'esprit que de ne pas connaître quel est le malheur d'un homme sans Dieu. rien
ne marque davantage une extrême bassesse de coeur que de ne pas souhaiter la
vérité des promesses éternelles. Rien n'est plus lâche que de faire le brave
contre Dieu. Qu'ils laissent donc ces impiétés à ceux qui sont assez mal nés
pour en être véritablement capables : qu'ils soient au moins honnêtes gens,
s'ils ne peuvent encore être Chrétiens : et qu'ils reconnaissent enfin qu'il n'y
a que deux sortes de personnes ; ou ceux qui servent Dieu de tout leur coeur,
parce qu'ils le connaissent ; ou ceux qui le cherchent de tout leur coeur, parce
qu'ils ne le connaissent pas encore.
C'est donc pour les personnes qui cherchent Dieu sincèrement, et qui
reconnaissant leur misère désirent véritablement d'en sortir, qu'il est juste
[17] de travailler, afin de leur aider à trouver la lumière qu'ils n'ont pas.
Mais pour ceux qui vivent sans le connaître, et sans le chercher, ils se
jugent eux-mêmes si peu dignes de leur soin, qu'ils ne sont pas dignes du soin
des autres : et il faut avoir toute la charité de la Religion qu'ils méprisent
pour ne les pas mépriser jusqu'à les abandonner dans leur folie. Mais parce que
cette Religion nous oblige de les regarder toujours tant qu'ils seront en cette
vie comme capables de la grâce qui peut les éclairer, et de croire qu'ils
peuvent être dans peu de temps plus remplis de foi que nous ne sommes, et que
nous pouvons au contraire tomber dans l'aveuglement où ils sont ; il faut faire
pour eux ce que nous voudrions qu'on fît pour nous si nous étions en leur place,
et les appeler à avoir pitié d'eux-mêmes, et à faire au moins quelque pas pour
tenter s'ils ne trouveront point de lumière. Qu'ils donnent à le lecture de cet
ouvrage quelques-unes de ces heures qu'ils emploient si inutilement ailleurs.
[18] Peut-être y rencontreront-ils quelque chose, ou du oins ils n'y perdront
pas beaucoup. Mais pour ceux qui y apporteront une sincérité parfaite et un
véritable désir de connaître la vérité, j'espère qu'il y auront satisfaction, et
qu'ils seront convaincus des preuves d'une Religion si divine que l'on y a
ramassées.
II.
Marques de la véritable Religion
LA vraie Religion doit avoir pour marque d'obliger à aimer Dieu. Cela est
bien juste. Et cependant aucune autre que la nôtre ne l'a ordonné. Elle doit
encore avoir connu la concupiscence de l'homme, et l'impuissance où il est par
lui-même d'acquérir la vertu. Elle doit y avoir apporté les remèdes dont la
prière est le principal. Notre Religion a fait tout cela ; et nulle autre n'a
jamais demandé à Dieu de l'aimer et de le suivre. [19] .i.
[§] Il faut pour faire qu'une Religion soit vraie qu'elle ait connu notre
nature. Car la vraie nature de l'homme, son vrai bine, la vraie vertu, et la
vraie Religion sont choses dont la connaissance est inséparable. Elle doit avoir
connu la grandeur et la bassesse de l'homme, et la raison de l'un et de l'autre.
Quelle autre Religion que la Chrétienne a connu toutes ces choses ?
[§] Les autres Religions, comme les Païennes, sont plus populaires ; car
elles consistant toutes en extérieur ; mais elles ne sont pas pour les gens
habiles. Une Religion purement intellectuelles serait plus proportionnée aux
habiles ; mais elle ne servirait pas au peuple. La seule Religion Chrétienne est
proportionnée à tous, étant mêlée d'extérieur et d'intérieur. Elle élève le
peuple à l'intérieur, et abaisse les superbes à l'extérieur, et n'est pas
parfaite sans les deux. Car il faut que le peuple entende l'esprit de la lettre,
et que les habiles soumettent leur esprit à la lettre, en pratiquant ce qu'il y
a d'extérieur. [20]
[§] Nous sommes haïssables ; la raison nous en convainc. Or nulle autre
Religion que la Chrétienne ne propose de se haïr. Nulle autre Religion ne peut
donc être reçue de ceux qui savent qu'ils ne sont dignes que de haine.
[§] Nulle autre Religion que la Chrétienne n'a connu que l'homme est la plus
excellente créature, et en même temps la plus misérable. Les uns qui ont bien
connu la réalité de son excellence ont pris pour lâcheté et pour ingratitude les
sentiments bas que les hommes ont naturellement d'eux- mêmes. Et les autres qui
ont bien connu combien cette bassesse est effective ont traité d'une superbe
ridicule ces sentiments de grandeur qui sont aussi naturels à l'homme.
[§] Nulle Religion que la nôtre n'a enseigné que l'homme naît en péché. Nulle
secte de Philosophes ne l'a dit. Nulle n'a donc dit vrai.
[§] Dieu étant caché, toute Religion qui ne dit pas que Dieu est caché n'est
pas véritable ; et toute Religion qui n'en rend pas la raison n'est [21] pas
instruisante. La nôtre fait tout cela.
[§] Cette Religion qui consiste à croire que l'homme est tombé d'un état de
gloire et de communication avec Dieu en un état de tristesse, de pénitence, et
d'éloignement de Dieu, mais qu'enfin il serait rétabli par un Messie qui devait
venir, a toujours été sur la terre. Toutes choses ont passé, et celle là a
subsisté pour laquelle sont toutes choses. Car Dieu voulant se former un peuple
saint qu'il séparerait de toutes les autres nations, qu'il délivrerait de ses
ennemis, qu'il mettrait dans un lieu de repos, a promis de la faire, et de venir
au monde pour cela ; et il a prédit par ses Prophètes le temps et la manière de
sa venue. Et cependant pour affermir l'espérance de ses élus dans tous les
temps, il leur en a toujours fait voir des images et des figures, et il ne les a
jamais laissés sans des assurances de sa puissance et de sa volonté pour leur
salut. Car dans la création de l'homme, Adam en était témoin, et le dépositaire
de la promesse du Sauveur [22] qui devait naître de la femme. Et quoi que les
hommes étant encore si proches de la création ne pussent avoir oublié leur
création, et leur chute, et la promesse de que Dieu leur avait faite d'un
Rédempteur, néanmoins comme dans ce premier âge du monde ils se laissèrent
emporter à toutes sortes de désordres, il y avait cependant des Saints, comme
Énoch, Lamech, et d'autres qui attendaient en patience le Christ promis dés le
commencement du monde. Ensuite Dieu a envoyé Noé, qui a vu la malice des hommes
au plus haut degré ; et il l'a sauvé en noyant toute la terre par un miracle qui
marquait assez, et le pouvoir qu'il avait de sauver le monde, et la volonté
qu'il avait de le faire, et de faire naître de la femme celui qu'il avait
promis. Ce miracle suffisait pour affermir l'espérance des hommes ; et la
mémoire en étant encore assez fraîche parmi eux, Dieu fit ses promesse à Abraham
qui était tout environné d'idolâtres, et il lui fit connaître le mystère du
Messie qu'il devait envoyer. Au temps d'Isaac [23] et de Jacob l'abomination
était répandue sur toute la terre ; mais ces Saints vivaient en la foi ; et
Jacob mourant, et bénissant ses enfants s'écrie par un transport qui lui fait
interrompre son discours : J'attends, ô mon Dieu, le Sauveur que vous avez
promis, salutare tuum expectabo Domine. (Genes. 49. 18.).
Les Égyptiens étaient infectés et d'idolâtrie et de magie ; le peuple de Dieu
même était entraîné par leurs exemples. Mais cependant Moïse et d'autres
voyaient celui qu'ils ne voyaient pas, et l'adoraient en regardant les biens
éternels qu'ils leur préparait.
Les Grecs et les Latins ensuite ont fait régner les fausses divinités ; les
Poètes ont fait diverses théologies ; les Philosophes se sont séparés en mille
sectes différentes : et cependant il y avait toujours au coeur de la Judée des
hommes choisis qui prédisaient la venue de ce Messie qui n'était connu que
d'eux.
Il est venu enfin en la consommation des temps : et depuis, quoiqu'on [24]
ait vu naître tant de schismes et d'hérésies, tant renverser d'États, tant de
changements en toute choses ; cette Église qui adore celui qui a toujours été
adoré a subsisté sans interruption. Et ce qui est admirable, incomparable, et
tout à fait divin, c'est que cette Religion qui a toujours duré a toujours été
combattue. Mille fois elle a été à la veille d'une destruction universelle ; et
toutes les fois qu'elle a été en cet état Dieu l'a relevée par des coups
extraordinaires de sa puissance. C'est ce qui est étonnant, et qu'elle se soit
maintenue sans fléchir et plier sous la volonté des tyrans.
[§] Les états périraient si on ne faisait plier souvent les lois à la
nécessité. Mais jamais la religion n'a souffert cela, et n'en a usé. Aussi il
faut ces accommodements, ou des miracles. Il n'est pas étrange qu'on se conserve
en pliant, et ce n'est pas proprement se maintenir ; et encore périssent-ils
enfin entièrement : il n'y en a point qui ait duré 1500. ans. Mais que cette
Religion se soit [25] toujours maintenue, et inflexible ; cela est divin.
[§] Ainsi le Messie a toujours été crû. La tradition d'Adam était encore
nouvelle en Noé et en Moïse. Les Prophètes l'on prédit depuis, en prédisant
toujours d'autres choses, dont les événements qui arrivaient de temps en temps à
la vue des hommes marquaient la vérité de leur mission, et par conséquent celle
de leurs promesses touchant le Messie. Ils ont tous dit que la loi qu'ils
avaient n'était qu'en attendant celle du Messie ; que jusques là elle serait
perpétuelle, mais que l'autre durerait éternellement ; qu'ainsi leur loi ou
celle du Messie dont elle était la promesse seraient toujours sur la terre. En
effet elle a toujours duré ; et JÉSUS-CHRIST est venu dans toutes les
circonstances prédites. Il a fait des miracles, et les Apôtres aussi qui ont
converti les Païens ; et par là les Prophéties étant accomplies le Messie est
prouvé pour jamais.
[§] La seule Religion contraire à la nature en l'état qu'elle est, qui [26]
combat tous nos plaisirs, et qui paraît d'abord contraire au sens commun est la
seule qui ait toujours été.
[§] Toute la conduite des choses doit avoir pour objet l'établissement et la
grandeur de la Religion : les hommes doivent avoir en eux-mêmes des sentiments
conformes à ce qu'elle nous enseigne : et enfin elle doit être tellement l'objet
et le centre où toutes choses tendent, que qui en saura les principe puisse
rendre raison et de toute la nature de l'homme en particulier, et de toute la
conduite du monde en général.
Sur ce fondement les impies prennent lieu de blasphémer la Religion
Chrétienne, parce qu'ils la connaissent mal. Ils s'imaginent qu'elle consiste
simplement en l'adoration d'un Dieu considéré comme grand, puissant, et éternel
; ce qui est proprement le Déisme presque aussi éloigné de la Religion
Chrétienne que l'Athéisme qui y est tout à fait contraire. Et delà ils concluent
que cette religion n'est pas véritable ; parce que si elle l'était il faudrait
que Dieu [27] se manifestât aux hommes par des preuves si sensibles qu'il fût
impossible que personne le méconnût.
Mais qu'il en concluent ce qu'ils voudront contre le Déisme, ils n'en
concluront rien contre la Religion Chrétienne qui reconnaît que depuis le péché
Dieu ne se montre point aux hommes avec toute l'évidence qu'il pourrait faire,
et qui consiste proprement au mystère du Rédempteur, qui unissant en lui les
deux natures divine et humaine, a retiré les hommes de la corruption du péché
pour les réconcilier à Dieu en sa personne divine.
Elle enseigne donc aux hommes ces deux vérités, et qu'il y a un Dieu dont ils
sont capables, et qu'il y a une corruption dans la nature qui les en rend
indignes. Il importe également aux hommes de connaître l'un et l'autre de ces
points ; et il est également dangereux à l'homme de connaître Dieu sans
connaître sa misère, et de connaître sa misère sans connaître le Rédempteur qui
l'en peut guérir. Une seule de ces [27] connaissances fait ou l'orgueil des
Philosophes qui ont connu Dieu et non leur misère, ou le désespoir des Athées
qui connaissent leur misère sans Rédempteur.
Et ainsi, comme il est également de la nécessité de l'homme de connaître ces
deux points, il est aussi également de la miséricorde de Dieu de nous les avoir
fait connaître. La Religion Chrétienne le fait ; c'est en cela qu'elle consiste.
Qu'on examine l'ordre du monde sur cela, et qu'on voie si toutes choses ne
tendent pas à l'établissement des deux chefs de cette Religion.
[§] Si l'on ne se connaît point plein d'orgueil, d'ambition, de
concupiscence, de faiblesse, de misère et d'injustice, on est bien aveugle. Et
si en le connaissant on ne désire d'en être délivré que peut-on dire d'un homme
si peu raisonnable ? Que peut-on donc avoir Que de l'estime pour une Religion
qui connaît si bien les défauts de l'homme ; et que du désir pour la vérité
d'une Religion qui y promet des remèdes si souhaitables ?
[29]
III.
Véritable Religion prouvée par les contrariétés qui sont dans l'homme, et par
le péché originel.
LES grandeurs et les misères de l'homme sont tellement visibles, qu'il faut
nécessairement que la véritable religion nous enseigne, qu'il y a en lui quelque
grand principe de grandeur, et en même temps quelque grand principe de misère.
Car il faut que la véritable Religion connaisse à fond notre nature,
c'est-à-dire qu'elle connaisse tout ce qu'elle a de grand, et tout ce qu'elle a
de misérable, et la raison de l'un et de l'autre. Il faut encore qu'elle nous
rende raison des étonnantes contrariétés qui s'y rencontrent. S'il y a un seul
principe de tout, une seule fin de tout, il faut que la vraie Religion nous
enseigne à n'adorer que lui, et a n'aimer que lui. Mais comme nous nous trouvons
dans l'impuissance [30] d'adorer ce que nous ne connaissons pas, et d'aimer
autre chose que nous, il faut que la Religion qui instruit de ces devoirs nous
instruise aussi de cette impuissance, et qu'elle nous en apprenne les remèdes.
Il faut rendre l'homme heureux qu'elle lui montre qu'il y a un Dieu, qu'on
est obligé de l'aimer, que notre véritable félicité est d'être à lui, et notre
unique mal d'être séparé de lui. Il faut qu'elle nous apprenne que nous sommes
plein de ténèbres qui nous empêchent de le connaître et de l'aimer, et qu'ainsi
nos devoirs nous obligeant d'aimer Dieu, et notre concupiscence nous en
détournant, nous sommes pleins d'injustice. Il faut qu'elle nous rende raison de
l'opposition que nous avons à Dieu et à notre propre bien. Il faut qu'elle nous
en enseigne les remèdes, et les moyens d'obtenir ces remèdes. Qu'on examine sur
cela toutes les Religions, et qu'on voie s'il y en a une autre que la Chrétienne
qui y satisfasse.
Sera-ce celle qu'enseignaient les [31] Philosophes qui nous proposent pour
tout bien un bien qui est en nous ? Est-ce là le vrai bien ? Ont-ils trouvé le
remède à nos maux ? Est-ce avoir guéri la présomption de l'homme que de l'avoir
égalé à Dieu ? Et ceux qui nous ont égalé aux bêtes, et qui nous ont donné les
plaisirs de la terre pour tout bien ont-ils apporté le remède à nos
concupiscences ? Levez vos yeux vers Dieu, disent les uns ; voyez celui auquel
vous ressemblez, et qui vous a fait pour l'adorer. Vous pouvez vous rendre
semblable à lui ; la sagesse vous y égalera, si vous voulez la suivre. Et les
autres disent : Baissez vos yeux vers la terre, chétif ver que vous êtes, et
regardez les bêtes dont vous êtes le compagnon. Que deviendra donc l'homme ?
Sera-t-il égal à Dieu ou aux bêtes ? Quelle effroyable distance ! Que ferons
nous donc ? Quelle Religion nous enseignera à guérir l'orgueil, et la
concupiscence ? Quelle Religion nous enseignera notre bien, nos devoirs, les
faiblesses qui nous en détournent, les remèdes qui [32] les peuvent guérir, et
le moyen d'obtenir ces remèdes ? Voyons ce que nous dit sur cela la Sagesse de
Dieu, qui nous parle dans la Religion Chrétienne.
C'est en vain, ô homme, que vous cherchez dans vous-même le remède à vos
misères. Toutes vos lumières ne peuvent arriver qu'à connaître que ce n'est
point en vous que vous trouverez ni la vérité ni le bien. Les Philosophes vous
l'ont promis ; ils n'ont pu le faire. Ils ne savent ni quel est votre véritable
bien, ni quel est votre véritable état. Comment auraient-ils donné des remèdes à
vos maux, puis qu'ils ne les ont pas seulement connus ? Vos maladies principales
sont l'orgueil qui vous soustrait à Dieu, et la concupiscence qui vous attache à
la terre ; et ils n'ont fait autre chose qu'entretenir au moins une de ces
maladies. S'ils vous ont donné Dieu pour objet, ce n'a été que pour exercer
votre orgueil. Ils vous ont fait penser que vous lui êtes semblables par votre
nature. Et ceux qui ont vu la [33] vanité de cette prétention vous ont jeté dans
l'autre précipice en vous faisant entendre que votre nature était pareille à
celle des bêtes, et vous ont porté à chercher votre bien dans les concupiscences
qui sont le partage des animaux. Ce n'est pas là le moyen de vous instruire de
vos injustices. N'attendez donc ni vérité ni consolation des hommes. Je suis
celle qui vous ai formé, et qui puis seule vous apprendre qui vous êtes. Mais
vous n'êtes plus maintenant en l'état où je vous ai formé. J'ai créé l'homme
saint, innocent, parfait. Je l'ai rempli de lumière et d'intelligence. Je lui ai
communiqué ma gloire et mes merveilles. L'oeil de l'homme voyait alors la
Majesté de Dieu. Il n'était pas dans les ténèbres qui l'aveuglent, ni dans la
mortalité, et dans les misères qui l'affligent. Mais il n'a pu soutenir tant de
gloire sans tomber dans la présomption. Il a voulu se rendre centre de lui-même,
et indépendant de mon secours. Il s'est soustrait à ma domination : et s'égalant
à moi par le désir de [34] trouver la félicité en lui-même, je l'ai abandonné à
lui ; et révoltant toutes les créatures qui lui étaient soumises, je les lui ai
rendu ennemies ; en sorte qu'aujourd'hui l'homme est devenu semblable aux bêtes,
et dans un tel éloignement de moi qu'à peine lui reste-t-il quelque lumière
confuse de son auteur, tant toutes ses connaissances ont été éteintes ou
troublées. Les sens indépendants de la raison et souvent maîtres de la raison
l'ont emporté à la recherche des plaisirs. Toutes les créatures ou l'affligent
ou le tentent, et dominent sur lui ou en le soumettant par leur force, ou en le
charmant par leurs douceurs, ce qui est encore une domination plus terrible et
plus impérieuse.
[§] Voilà l'état où les hommes sont aujourd'hui. Il leur reste quelque
instinct impuissant du bonheur de leur première nature ; et ils sont plongés
dans les misères de leur aveuglement et de leur concupiscence qui est devenue
leur seconde nature.
[§] De ces principes que je vous [35] ouvre vous pouvez reconnaître la cause
de tant de contrariétés qui ont étonné tous les hommes, et qui les ont partagés.
[§] Observez maintenant tous les mouvements de grandeur et de gloire que ce
sentiment de tant de misères ne peut étouffer, et voyez s'il ne faut pas que la
cause en soit une autre nature.
[§] Connaissez donc, superbe, quel paradoxe vous êtes à vous-même. Humiliez
vous, raison impuissance, taisez vous, nature imbécile ; apprenez que l'homme
passe infiniment l'homme ; et entendez de votre Maître votre condition véritable
que vous ignorez.
[§] Car enfin si l'homme n'avait jamais été corrompu il jouirait de la vérité
et de la félicité avec assurance. Et si l'homme n'avait jamais été que corrompu
il n'aurait aucune idée ni de la vérité ni de la béatitude. Mais malheureux que
nous sommes, et plus que s'il n'y avait aucune grandeur dans notre condition,
nous avons une idée du bonheur, et ne [36] pouvons y arriver ; nous sentons une
image de la vérité, et ne possédons que le mensonge ; incapables d'ignorer
absolument, et de savoir certainement ; tant il est manifeste que nous avons été
dans un degré de perfection dont nous sommes malheureusement tombés.
[§] Qu'est-ce donc que nous crie cette avidité et cette impuissance, sinon
qu'il y a eu autrefois en l'homme un véritable bonheur dont il ne lui reste
maintenant que la marque et la trace toute vide, qu'il essaye inutilement de
remplir de tout ce qui l'environne, en cherchant dans les choses absentes le
secours qu'il n'obtient pas des présentes, et que les unes et les autres sont
incapables de lui donner, parce que ce gouffre infini ne peut être rempli que
par un objet infini et immuable ?
[§] Chose étonnante cependant, que le mystère le plus éloigné de nôtre
connaissance qui est celui de la transmission du péché originel soit une chose
dans laquelle nous ne pouvons avoir aucune connaissance de [37] nous-mêmes. Car
il est sans doute qu'il n'y a rien qui choque plus nôtre raison que de dire que
le péché du premier homme ait rendu coupables ceux qui étant si éloignés de
cette source semblent incapables d'y participer. Cet écoulement ne nous paraît
pas seulement impossible, il nous semble même très injuste. Car qu'y a-t-il de
plus contraire aux règles de notre misérable justice que de damner éternellement
un enfant incapable de volonté pour un péché où il paraît avoir eu si peu de
part qu'il est commis six mille ans avant qu'il fût en être ? Certainement rien
ne nous heurte plus rudement que cette doctrine. Et cependant sans ce mystère le
plus incompréhensible de tous, nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes. Le
noeud de notre condition prend ses retours et ses plis dans cet abîme. De sorte
que l'homme est plus inconcevable sans ce mystère, que ce mystère n'est
inconcevable à l'homme;
[§] Le péché originel est une folie devant les hommes ; mais on le [38] donne
pour tel. On ne doit donc pas reprocher le défaut de raison en cette doctrine,
puis qu'on ne prétend pas que la raison y puisse atteindre. Mais cette folie est
plus sage que toute la sagesse des homme, Quod stultum est Dei sapientius est
hominibus (I. Cor. I. I. [sic pour 1, 25]). Car sans cela que dira-t-on qu'est
l'homme ? Tout son état dépend de ce point imperceptible. et comment s'en fût il
aperçu par sa raison, puisque c'est une chose au dessus de sa raison ; et que sa
raison bien loin de l'inventer par ses voies, s'en éloigne quand on le lui
présente ?
[§] Ces deux états d'innocence, et de corruption étant ouverts il est
impossible que nous ne les reconnaissions pas.
[§] Suivons nos mouvements, observons nous nous-mêmes, et voyons si nous n'y
trouverons pas les caractères vivants de ces deux natures.
[§] Tant de contradictions se trouveraient elles dans un sujet simple ?
[§] Cette duplicité de l'homme est si visible qu'il y en a qui ont pensé que
nous avions deux âmes, un [39] sujet simple leur paraissant incapable de telles
et si soudaines variétés, d'une présomption démesurée à un horrible abattement
de coeur.
[§] Ainsi toutes ces contrariétés qui semblaient devoir le plus éloigner les
hommes de la connaissance d'une Religion, sont ce qui les doit plutôt conduire à
la véritable.
Pour moi j'avoue qu'aussitôt que la Religion Chrétienne découvre ce principe
que la nature des hommes est corrompue et déchue de Dieu, cela ouvre les yeux à
voir partout le caractère de cette vérité. Car la nature est telle qu'elle
marque partout un Dieu perdu, et dans l'homme, et hors de l'homme.
[§] Sans ces divines connaissances qu'ont pu faire les hommes, sinon ou
s'élever dans le sentiment intérieur qui leur reste de leur grandeur passée, ou
s'abattre dans la vue de leur faiblesse présente ? Car ne voyant pas la vérité
entière ils n'ont pu arriver à une parfaite vertu ; les uns considérant la
nature comme incorrompue, les autres comme irréparable. [40] Ils n'ont pu fuir
ou l'orgueil, ou la paresse qui sont les deux sources de tous les vices ;
puisqu'ils ne pouvaient sinon ou s'y abandonner par lâcheté, ou en sortir par
l'orgueil. Car s'ils connaissaient l'excellence de l'homme, ils en ignoraient la
corruption ; de sorte qu'ils évitaient bien la paresse, mais ils se perdaient
dans l'orgueil. Et s'ils reconnaissaient l'infirmité de la nature, ils en
ignoraient la dignité ; de sorte qu'ils pourvoient bien en éviter la vanité,
mais c'était en se précipitant dans le désespoir.
De là viennent les diverses sectes des Stoïciens et des Épicuriens, des
Dogmatistes et des Académiciens, etc. La seule Religion Chrétienne a pu guérir
ces deux vices ; non pas en chassant l'un par l'autre par la sagesse de la terre
; mais en chassant l'un et l'autre par la simplicité de l'Évangile. Car elle
apprend aux justes qu'elle élève jusqu'à la participation de la Divinité même,
qu'en ce sublime état ils portent encore la source de toute la corruption qui
les rend durant toute leur [41] vie sujets à l'erreur, à la misère, à la mort,
au péché ; et elle crie aux plus impies qu'ils sont capables de la grâce de leur
Rédempteur. Ainsi donnant à trembler à ceux qu'elle justifie, et consolant ceux
qu'elle condamne, elle tempère avec tant de justesse la crainte avec l'espérance
par cette double capacité qui est commune à tous et de la grâce et du péché,
qu'elle abaisse infiniment plus que la seule raison ne peut faire, mais sans
désespérer ; et qu'elle élève infiniment plus que l'orgueil de la nature, mais
sans enfler ; faisant bien voir par là qu'étant seule exempte d'erreur et de
vice, il n'appartient qu'à elle et d'instruire et de corriger les hommes.
[§] Le Christianisme est étrange. Il ordonne à l'homme de reconnaître qu'il
est vil et même abominable ; et il lui ordonne en même temps de vouloir être
semblable à Dieu. Sans un tel contrepoids cette élévation le rendrait
horriblement vain, ou cet abaissement le rendrait horriblement abject. [42]
[§] L'Incarnation montre à l'homme la grandeur de sa misère par la grandeur
du remède qu'il a fallu.
[§] On ne trouve pas dans la Religion Chrétienne un abaissement qui nous
rendre incapable du bien, ni une sainteté exempte du mal.
[§] Il n'y a point de doctrine plus propre à l'homme que celle-là, qui
l'instruit de sa double capacité de recevoir et de perdre la grâce, à cause du
double péril où il est toujours exposé de désespoir ou d'orgueil.
[§] Les Philosophes ne prescrivaient point des sentiments proportionnés aux
deux états. Ils inspiraient des mouvements de grandeur pure, et ce n'est pas
l'état de l'homme. Ils inspiraient des mouvements de bassesse pure, et c'est
aussi peu l'état de l'homme. Il faut des mouvements de bassesse, non d'une
bassesse de nature, mais de pénitence ; non pour y demeurer, mais pour aller à
la grandeur. Il faut des mouvements de grandeur, mais d'une grandeur qui vienne
de la grâce et non [43] du mérite, et parés avoir passé par la bassesse.
[§] Nul n'est heureux comme un vrai Chrétien, ni raisonnable, ni vertueux, ni
aimable. Avec combien peu d'orgueil un Chrétien se croit-il uni à Dieu ? Avec
combien peu d'abjection s'égale-t-il aux vers de la terre ?
[§] Qui peut donc refuser à ses célestes lumières de les croire, et de les
adorer ? Car n'est-t-il pas plus clair que le jour que nous sentons en nous-
mêmes des caractères ineffaçables d'excellence ? Et n'est-t-il pas aussi
véritable que nous éprouvons à toute heure les effets de notre déplorable
condition ? Que nous crie donc ce chaos et cette confusion monstrueuse, sinon la
vérité de ces deux états, avec une voix si puissante, qu'il est impossible d'y
résister ?
[44]
IV.
Il n'est pas incroyable que Dieu s'unisse à nous
Ce qui détourne les hommes de croire qu'ils soient capables d'être unis à
Dieu n'est autre chose que la vue de leur bassesse. Mais s'ils l'ont bien
sincère, qu'ils la suivent aussi loin que moi, et qu'ils reconnaissent que cette
bassesse est telle en effet, que nous sommes par nous-mêmes incapables de
connaître si sa miséricorde ne peut pas nous rendre capable de lui. Car je
voudrais bien savoir d'où cette créature qui se reconnaît si faible a le droit
de mesurer la miséricorde de Dieu, et d'y mettre les bornes que sa fantaisie lui
suggère. L'homme sait si peu ce que c'est que Dieu, qu'il ne sait pas ce qu'il
est lui-même : et tout troublé de la vue de son propre état, il ose dire que
Dieu ne le peut pas rendre capable de sa communication. Mais je voudrais lui
[45] demander si Dieu demande autre chose de lui, sinon qu'il l'aime et le
connaisse ; et pourquoi il croit que Dieu ne peut se rendre connaissable et
aimable à lui, puisqu'il est naturellement capable d'amour et de connaissance.
Car il est sans doute qu'il connaît au moins qu'il est, et qu'il aime quelque
chose. Dons s'il voit quelque chose dans les ténèbres où il est, et s'il trouve
quelque sujet d'amour parmi les choses de la terre, pourquoi, si Dieu lui donne
quelques rayons de son essence, ne sera-t-il pas capable de le connaître, et de
l'aimer en la manière qu'il lui plaira de se communiquer à lui ? Il y a donc
sans doute une présomption insupportable dans ces sortes de raisonnements,
quoiqu'ils paraissent fondés sur une humilité apparente qui n'est ni sincère ni
raisonnable, si elle ne nous fait confesser, que ne sachant de nous-mêmes qui
nous sommes, nous ne pouvons l'apprendre que de Dieu.
[46]
V.
Soumission, et usage de la raison.
La dernière démarche de la raison, c'est de connaître qu'il y a une infinité
de choses qui la surpassent. Elle est bien faible si elle ne va jusques là.
[§] Il faut savoir douter où il faut, assurer où il faut, se soumettre où il
faut. Qui ne fait ainsi n'entend pas la force de la raison. Il y en a qui
pèchent contre ces trois principes, ou en assurant tout comme démonstratif,
manque de se connaître en démonstration ; ou en doutant de tout, manque de
savoir où il faut se soumettre ; ou en soumettant en tout, manque de savoir où
il faut juger.
[§] Si on soumet tout à la raison, notre Religion n'aura rien de mystérieux
et se surnaturel. Si on choque les principes de la raison, notre Religion sera
absurde et ridicule.
[§] La raison, dit Saint Augustin ne se soumettrait jamais, si elle ne [47]
jugeait qu'il y a des occasions où elle se doit soumettre. Il est donc juste
qu'elle se soumette quand elle juge qu'elle se doit soumettre, et qu'elle ne se
soumette pas quand elle juge avec fondement qu'elle ne le doit pas faire : mais
il faut prendre garde à ne sa pas tromper.
[§] La piété est différente de la superstition. Pousser la piété jusqu'à la
superstition c'est la détruire. Les hérétiques nous reprochent cette soumission
superstitieuse. C'est faire ce qu'ils nous reprochent que d'exiger cette
soumission dans les choses qui ne sont pas matière de soumission.
Il n'y a rien de si conforme à la raison que le désaveu de la raison dans les
choses qui sont de foi : et rien de se contraire à la raison que le désaveu de
la raison dans les choses qui ne sont pas de foi. Ce sont deux excès également
dangereux, d'exclure la raison, de n'admettre que la raison.
[§] La foi dit bien ce que les sens ne disent pas, mais jamais le contraire.
Elle est au dessus, et non pas contre.
[48]
VI.
Foi sans raisonnement.
Si j'avais vu un miracle, disent quelques gens, je me convertirais. Ils ne
parleraient pas ainsi s'ils savaient ce que c'est que conversion. Ils
s'imaginent qu'il ne faut pour cela que reconnaître qu'il y a un Dieu, et que
l'adoration consiste à lui tenir de certains discours tels à peu prés que les
païens en faisaient à leurs idoles. La conversion véritable consiste a
s'anéantir devant cet Être souverain qu'on a irrité tant de fois, et qui peut
nous perdre légitimement à toute heure ; à reconnaître qu'on ne peut rien sans
lui, et qu'on n'a rien mérité de lui que sa disgrâce. Elle consiste à
reconnaître qu'il y a une opposition invincible entre Dieu et nous, et que sans
un médiateur il ne peut y avoir de commerce.
[§] Ne vous étonnez pas de voie des personnes simples croire sans
raisonnement. Dieu leur donne l'amour [49] de sa justice et la haine d'eux-
mêmes. Il incline leur coeur à croire. On ne croire jamais d'une créance utile
et de foi, si Dieu n'incline le coeur, et on croira dés qu'il l'inclinera. Et
c'est ce que David connaissait bien lorsqu'il disait : Inclina cor meum, Deus,
in testimonia tua.
[§] Ceux qui croient sans avoir examiné les preuves de la Religion, c'est
parce qu'ils ont une disposition intérieure toute sainte, et que ce qu'ils
entendent dire de notre Religion y est conforme. Ils sentent qu'un Dieu les a
faits. Ils ne veulent aimer que lui. Ils ne veulent haïr qu'eux-mêmes. Ils
sentent qu'ils n'en ont pas la force ; qu'ils sont incapables d'aller à Dieu ;
et que si Dieu ne vient à eux, ils ne peuvent avoir aucune communication avec
lui. Et ils entendent dire dans notre Religion qu'il ne faut aimer que Dieu, et
ne haït que soi-même ; mais qu'étant tous corrompus et incapables de Dieu, Dieu
s'est faut homme pour s'unir à nous. Il n'en faut pas davantage pour persuader
des hommes qui [50] ont cette disposition dans le coeur, et cette connaissance
de leur devoir et de leur incapacité.
[§] Ceux que nous voyons Chrétiens sans la connaissance des prophéties et des
preuves, ne laissent pas d'en juger aussi bien que ceux qui ont cette
connaissance. Ils en jugent par le coeur, comme les autres en jugent par
l'esprit. C'est Dieu lui-même qui les incline à croire, et ainsi ils sont très
efficacement persuadés.
J'avoue bien qu'un de ces Chrétiens qui croient sans preuves n'aura peut-
être pas de quoi convaincre un infidèle qui en dira autant de soi. Mais ceux qui
savent les preuves de la religion prouveront sans difficulté que ce fidèle est
véritablement inspiré de Dieu, quoi qu'il ne pût le prouver lui-même.
[51]
VII.
Qu'il est plus avantageux de croire que de ne pas croire ce qu'enseigne la
Religion Chrétienne.
AVIS.
Presque tout ce qui est contenu dans ce chapitre ne regarde que certaines
sortes de personnes qui n'étant pas convaincues des preuves de la Religion, et
encore moins des raisons des Athées, demeurent en un état de suspension entre la
foi et l'infidélité. L'auteur prétend seulement leur montrer par leurs propres
principes, et par les simples lumières de la raison, qu'ils doivent juger qu'il
leur est avantageux de croire, et que ce serait le parti qu'ils devraient
prendre, si ce choix dépendait de leur volonté. D'où il s'ensuit qu'au moins en
attendant qu'ils aient trouvé la lumière nécessaire pour se convaincre de la
vérité, ils doivent faire tout ce qui les y peut disposer, et se dégager de tous
les empêchements qui les [52] détournent de cette foi, qui sont principalement
les passions et les vains amusements.
L'Unité jointe à l'infini ne l'augmente de rien, non plus qu'un pied à une
mesure infinie. Le fini s'anéantit en présence de l'infini, et devient un pur
néant. Ainsi notre esprit devant Dieu ; ainsi notre justice devant la justice
divine.
Il n'y a pas si grande disproportion entre l'unité et l'infini, qu'entre
notre justice et celle de Dieu.
[§] Nous connaissons qu'il y a un infini, et ignorons sa nature. Comme, par
exemple, nous savons qu'il est faux que les nombres soient finis. Donc il est
vrai qu'il y a un infini en nombre. Mais nous ne savons ce qu'il est. Il est
faux qu'il soit pair, il est faux qu'il soit impair ; car en ajoutant l'unité il
ne change point de nature. Ainsi on peut bien connaître qu'il y a un Dieu sans
savoir ce qu'il est : et vous ne devez pas conclure qu'il n'y a point de Dieu de
ce que nous ne connaissons pas parfaitement sa nature.
[53] Je ne me servirai pas, pour vous convaincre de son existence, de la foi
par laquelle nous la connaissons certainement, ni de toutes les autres preuves
que nous en avons, puisque vous ne les voulez pas recevoir. Je ne veux agir avec
vous que par vos principes mêmes ; et je ne prétends vous faire voir par la
manière dont vous raisonnez tous les jours sur les choses de la moindre
conséquence, de quelle sorte vous devez raisonner en celle-ci, et quel parti
vous devez prendre dans la décision de cette importante question de l'existence
de Dieu. Vous dites donc que nous sommes incapables de connaître s'il y a un
Dieu. Cependant il est certain que Dieu est, ou qu'il n'est pas ; il n'y a point
de milieu. Mais de quel côté pencherons- nous ? La raison, dites vous, n'y peut
rien déterminer. Il y a un chaos infini qui nous sépare. Il se joue un jeu à
cette distance infinie, où il arrivera croix ou pile. Que gagnerez vous ? Par
raison vous ne pouvez assurer ni l'un ni l'autre ; par raison vous ne pouvez
nier aucun des deux.
[54] Ne blâmez donc pas de fausseté ceux qui ont fait un choix ; car vous ne
savez pas s'ils ont tort, et s'ils ont mal choisi. Non, direz vous ; mais je les
blâmerai d'avoir fait non ce choix, mais un choix : et celui qui prend croix, et
celui qui prend pile ont tous deux tort : le juste est de ne point parier.
Oui ; mais il faut parier ; cela n'est pas volontaire ; vous êtes embarqué ;
et ne parier point que Dieu est, c'est parier qu'il n'est pas. Lequel prendrez
vous donc ? Pesons le gain et la perte en prenant le parti de croire que Dieu
est. Si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien.
Pariez donc qu'il est sans hésiter. Oui il faut gager. Mais je gage peut-être
trop. Voyons : puis qu'il y a pareil hasard de gain et de perte, quand vous
n'auriez que deux vies à gagner pour une, vous pourriez encore gager. Et s'il y
en avait dix à gagner, vous seriez bien imprudent de ne pas hasarder votre vie
pour en gagner dix à un jeu où il y a pareil hasard de perte et de gain. Mais il
y [55] a ici une infinité de vies infiniment heureuses à gagner avec pareil
hasard de perte et de gain ; et ce que vous jouer est si peu de chose, et de si
peu de durée, qu'il y a de la folie à le ménager en cette occasion.
Car il ne sert de rien de dire qu'il est incertain si on gagnera, et qu'il
est certain qu'on hasarde ; et que l'infinie distance qui est entre la certitude
de ce qu'on expose et l'incertitude de ce que l'on gagnera égale le bien fini
qu'on expose certainement à l'infini qui est incertain. Cela n'est pas ainsi :
tout joueur hasarde avec certitude pour gagner avec incertitude ; et néanmoins
il hasarde certainement le fini pour gagner incertainement le fini, sans pécher
contre la raison. Il n'y a pas infinité de distance entre cette certitude de ce
qu'on expose, et l'incertitude du gain ; cela est faux. Il y a à la vérité
infinité entre la certitude de gagner et la certitude de perdre. Mais
l'incertitude de gagner est proportionnée à la certitude de ce qu'on hasarde
selon la proportion des hasards de gain et de perte : et [56] de là vient que
s'il y a autant de hasards d'un côté que de l'autre, le parti est à jouer égal
contre égal ; et alors la certitude de ce qu'on expose est égale à l'incertitude
de ce qu'on expose est égale à l'incertitude du gain, tant s'en faut qu'elle en
soit infiniment distante. Et ainsi notre proposition est dans une force infinie,
quand il n'y a que le fini à hasarder à un jeu où il y a pareils hasards de gain
que de perte, et l'infini à gagner. Cela est démonstratif, et si les hommes sont
capables de quelques vérités ils le doivent être de celle là.
Je le confesse, je l'avoue. mais encore n'y aurait-il point de moyen de vois
un peu plus clair ? Oui, par le moyen de l'Écriture, et par toutes les autres
preuves de la Religion qui sont infinies.
Ceux qui espèrent leur salut, direz vous, sont heureux en cela. Mais ils ont
pour contrepoids la crainte de l'enfer.
Mais qui a plus sujet de craindre l'enfer, ou celui qui est dans l'ignorance
s'il y a un enfer, et dans la certitude la damnation s'il y en a ; ou [57] celui
qui est dans une certaine persuasion qu'il y a un enfer, et dans l'espérance
d'être sauvé s'il est ?
Quiconque n'ayant plus que huit jours à vivre ne jugerait pas que le parti de
croire que tout cela n'est pas un coup de hasard, aurait entièrement perdu
l'esprit. Or si les passions ne nous tenaient point, huit jours et cent ans sont
une même chose.
Quel mal vous arrivera-t-il en prenant ce parti ? Vous serez fidèle, honnête,
humble, reconnaissant, bienfaisant, sincère, véritable. A la vérité vous ne
serez point dans les plaisirs empestés, dans la gloire, dans les délices. Mais
n'en aurez vous point d'autre ? Je vous dis que vous y gagnerez en cette vie ;
et qu'à chaque pas que vous ferez dans ce chemin, vous verrez tant de certitude
du gain, et tant de néant dans ce que vous hasarderez, que vous connaîtrez à la
fin que vous avez parié pour une chose certaine et infinie, et que vous n'avez
rien donné pour l'obtenir.
Vous dites que vous êtes fait de telle sorte que vous ne sauriez [58] croire.
Apprenez au moins votre impuissance à croire, puisque la raison vous y porte, et
que néanmoins vous ne le pouvez. Travaillez donc à vous convaincre, non pas par
l'augmentation des preuves de Dieu, mais par la diminution de vos passions. Vous
voulez aller à la foi, et vous n'en savez pas le chemin : vous voulez guérir de
l'infidélité, et vous en demandez les remèdes : apprenez de ceux qui ont été
tels que vous, et qui n'ont présentement aucun doute. Ils savent ce chemin que
vous voudriez suivre, et ils sont guéris d'un mal dont vous voulez guérir.
Suivez la manière par où ils ont commencé ; imitez leurs actions extérieures, si
vous ne pouvez encore entrer dans leurs dispositions intérieures ; quittez ces
vains amusements qui vous occupent tout entier.
J'aurais bientôt quitté ces plaisirs, dites vous, si j'avais la foi. Et moi
je vous dis que vous auriez bientôt la foi si vous aviez quitté ces plaisirs. Or
c'est à vous à commencer. Si je pouvais je vous donnerais [59] la foi : je ne le
puis, ni par conséquent éprouver la vérité de ce que vous dites : mais vous
pouvez bien quitter ces plaisirs, et éprouver si ce que je dis est vrai.
[§] Il ne faut pas se méconnaître ; nous sommes corps autant qu'esprit : et
delà vient que l'instrument par lequel la persuasion se fait n'est pas la seule
démonstration. Combien y a-t-il peu de choses démontrées ? Les preuves ne
convainquent que l'esprit. La coutume fait nos preuves les plus fortes. Elle
incline les sens qui entraînent l'esprit sans qu'il y pense. Qui a démontré
qu'il sera demain jour, et que nous mourrons ; et qu'y a-t-il de plus
universellement crû ? C'est donc la coutume qui nous ne persuade ; c'est elle
qui fait tant de Turcs, et de Païens ; c'est elle qui fait les métiers, les
soldats, etc. Il est vrai qu'il ne faut pas commencer par elle pour trouver la
vérité ; mais il faut avoir recours à elle, quand une fois l'esprit a vu où est
la vérité ; afin de nous abreuver et de nous teindre de cette créance qui nous
échappe à [60] toute heure ; car d'en avoir toujours les preuves présentes c'est
trop d'affaire. Il faut acquérir une créance plus facile qui est celle de
l'habitude, qui sans violence, sans art, sans argument nous fait croire les
choses, et incline toutes nos puissances à cette créance, en sorte que notre âme
y tombe naturellement. Ce n'est pas assez de ne croire que par la force de la
conviction, si les sens, nous portent à croire le contraire. Il faut donc faire
marcher nos deux pièces ensembles ; l'esprit, par les raisons qu'il suffit
d'avoir vues unes fois en la vie ; et les sens, par la coutume, et en ne leur
permettant pas de s'incliner au contraire.
VIII.
Image d'un homme qui s'est lassé de chercher Dieu par le seul raisonnement,
et qui commence à lire l'Écriture.
Envoyant l'aveuglement et la misère de l'homme, et ces [61] contrariétés
étonnantes qui se découvrent dans sa nature, et regardant tout l'univers muet,
et l'homme sans lumière, abandonné à lui-même, et comme égaré dans ce recoin de
l'univers, sans savoir qui l'y a mis, ce qu'il y est venu faire, ce qu'il
deviendra en mourant ; j'entre en effroi comme un homme qu'on aurait porté
endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s'éveillerait sans connaître
où il est, et sans avoir aucun moyen d'en sortir. Et sur cela j'admire comment
on n'entre pas en désespoir d'un si misérable état. Je vois d'autres personnes
auprès de moi de semblable nature. Je leur demande s'ils sont mieux instruits
que moi, et ils me disent que non. Et sur cela ces misérables égarés ayant
regardé autour d'eux, et ayant vu quelques objets plaisants s'y sont donnés, et
s'y sont attachés. Pour moi je n'ai pu m'y arrêter, ni me reposer dans la
société de ces personnes semblables à moi, misérables comme moi, impuissantes
comme moi. Je vois qu'ils ne m'aideraient pas à mourir : je [62] mourrai seul :
il faut donc faire comme si j'étais seul : or si j'étais seul, je ne bâtirais
pas des maisons, je ne m'embarrasserais point dans des occupations tumultuaires,
je ne chercherais l'estime de personne, mais je tâcherais seulement de découvrir
la vérité.
Ainsi considérant combien il y a d'apparences qu'il y a autre chose que ce
que je vois, j'ai recherché si ce Dieu dont tout le monde parle n'aurait point
laissé quelques marques de lui. Je regarde de toutes parts, et ne vois partout
qu'obscurité. La nature ne m'offre rien qui ne soit matière de doute et
d'inquiétude. Si je n'y voyais rien qui marquât une divinité, je me
déterminerais à n'en rien croire. Si je voyais partout les marques d'un
Créateur, je reposerais en paix dans la foi. Mais voyant trop pour nier, et trop
peu pour m'assurer, je suis dans un état à plaindre, et où j'ai souhaité cent
fois que si un Dieu soutient la nature, elle le marquât sans équivoque, et que
si les marques qu'elle en donne son trompeuses elle [63] les supprimât tout à
fait ; qu'elle dît tout, ou rien ; afin que je visse quel parti je dois suivre.
Au lieu qu'un l'état où je suis, ignorant ce que je suis, et ce que je dois
faire, je ne connais ni ma condition, ni mon devoir. Mon coeur tend tout entier
à connaître où est le vrai bien pour le suivre. Rien ne me serait trop cher pour
cela.
Je vois des multitudes de Religions en plusieurs endroits du monde, et dans
tous les temps. Mais elles n'ont ni morale qui me puisse plaire, ni preuves
capables de m'arrêter. Et ainsi j'aurais refusé également la Religion de
Mahomet, et celle de la Chine, et celle des anciens Romains, et celle des
Égyptiens, par cette seule raison, que l'une n'ayant pas plus de marques de
vérité que l'autre, ni rien qui détermine, la raison ne peut pencher plutôt vers
l'une que vers l'autre.
Mais en considérant ainsi cette inconstante et bizarre variété de moeurs et
de créances dans les divers temps, je trouve en une petite partie du [64] monde
un peuple particulier séparé de tous les autres peuples de la terre, et dont les
histoires précèdent de plusieurs siècles les plus anciennes que nous ayons. Je
trouve donc ce peuple grand et nombreux, qui adore un seul Dieu, et qui se
conduit par une loi qu'ils disent tenir de sa main. Ils soutiennent qu'ils sont
les seuls du monde auxquels Dieu a révélé ses mystères ; que tous les hommes
sont corrompus et dans la disgrâce de Dieu ; qu'ils sont tous abandonnés à leur
sens et à leur propre esprit ; et que de là viennent les étranges égarements, et
les changements continuels qui arrivent entre eux, et de Religion, et de coutume
; au lieu qu'eux demeurent inébranlables dans leur conduite : mais que Dieu ne
laissera pas éternellement les autres peuples dans ces ténèbres ; qu'ils sont au
monde pour l'annoncer ; qu'il sont formés exprès pour être les hérauts de ce
grand avènement, et pour appeler tous les peuples à s'unir à eux dans l'attente
de ce libérateur.
La rencontre de ce peuple m'étonne, [65] et me semble digne d'une extrême
attention par quantité de choses admirables et singulières qui y paraissent.
C'est un peuple tout composé de frères ; et au lieu que tous les autres sont
formés de l'assemblage d'une infinité de familles, celui-ci, quoique si
étrangement abondant, est tout sorti d'un seul homme ; et étant ainsi une même
chair et membres les uns des autres, ils composent une puissance extrême d'une
seule famille. Cela est unique.
Ce peuple est le plus ancien qui soit dans la connaissance des hommes ; ce
qui me semble lui devoir attirer une vénération particulière, et principalement
dans la recherche que nous faisons ; puisque si Dieu s'est de tout temps
communiqué aux hommes, c'est à ceux-ci qu'il faut recourir pour en savoir la
tradition.
Ce peuple n'est pas seulement considérable par son antiquité, mais il est
encore singulier en sa durée, qui a toujours continué depuis son origine jusqu'à
maintenant ; car au lieu [66] que les peuples de Grèce, d'Italie, de Lacédémone,
d'Athènes, de Rome, et les autres qui sont venus si longtemps après ont fini il
y a longtemps, ceux-ci subsistent toujours et malgré les entreprises de tant de
puisants Rois qui ont cent fois essayé de les faire périr, comme les historiens
le témoignent, et comme il est aisé de le juger par l'ordre naturel des choses,
pendant un si long espace d'années, ils se sont toujours conservés ; et
s'étendant depuis les premiers temps jusqu'aux derniers, leur histoire enferme
dans sa durée celle de toute notre histoire.
La loi par laquelle ce peuple est gouverné est tout ensemble la plus ancienne
loi du monde, la plus parfaite, et la seule qui ait toujours été gardée sans
interruption dans un État. C'est ce que Philon Juif montre en divers lieux, et
Josèphe admirablement contre Appion, où il fait voir qu'elle est si ancienne,
que le nom même de loi n'a été connu des plus anciens que plus de mille ans
après ; en sorte qu'Homère qui a parlé [67] de tant de peuples ne s'en est
jamais servi. Et il est aisé de juger de la perfection de cette loi par sa
simple lecture, où l'on voit qu'on y a pourvu à toutes choses avec tant de
sagesse, tant d'équité, tant de jugement, que les plus anciens Législateurs
Grecs et Romains en ayant quelque lumière en ont emprunté leurs principales lois
; ce qui paraît par celles qu'ils appellent des douze tables, et par les autres
preuves que Josèphe en donne.
Mais cette loi est en même temps la plus sévère et la plus rigoureuse de
toutes, obligeant ce peuple pour le retenir dans son devoir à mille observations
particulières et pénibles sur peine de la vie. De sorte que c'est une chose
étonnante qu'elle se soit toujours conservée durant tant de siècles parmi un
peuple rebelle et impatient comme celui-ci ; pendant que tous les autres États
ont changé de temps en temps leurs lois, quoique tout autrement faciles à
observer;
[§] Ce peuple est encore admirable en sincérité. Ils gardent avec amour et
fidélité le livre où Moïse [68] déclare qu'ils ont toujours été ingrats envers
Dieu, et qu'il sait qu'ils le seront encore plus après sa mort ; mais qu'il
appelle le ciel et la terre à témoins contre eux qu'il le leur a assez dit :
qu'enfin Dieu s'irritant contre eux les dispersera par tous les peuples de la
terre : que comme ils l'ont irrité en adorant des Dieux qui n'étaient point leur
leurs Dieux, il les irritera en appelant un peuple qui n'était point son peuple.
[§] Au reste je ne trouve aucun sujet de douter de la vérité du livre qui
contient toutes ces choses. Car il y a bien de la différence entre un livre que
fait un particulier, et qu'il jette parmi le peuple, et un livre qui fait lui-
même un peuple. On ne peut douter que le livre ne soit aussi ancien que le
peuple.
[§] C'est un livre fait par des auteurs contemporains. Toute histoire qui
n'est pas contemporaine est suspecte, comme les livres des Sibylles et de
Trismegiste, et tant d'autres qui ont eu crédit au monde, et se trouvent faux
dans la suite des temps. [69] Mais il n'en est pas de même des auteurs
contemporainsŠ
IX.
Injustice, et corruption de l'homme.
L'HOMME est visiblement fait pour penser, c'est toute sa dignité et tout son
mérite. Tout son devoir est de penser comme il faut ; et l'ordre de la pensée
est de commencer par soi, par son auteur, et sa fin. Cependant à quoi pense-t-on
dans le monde . Jamais à cela ; mais à se divertir, à devenir riche, à acquérir
de la réputation, à se faire Roi, sans penser à ce que c'est que d'être Roi, et
d'être homme.
[§] La pensée de l'homme est une chose admirable par sa nature. Il fallait
qu'elle eût d'étranges défauts pour être méprisable. Mais elle en a de tels que
rien n'est plus ridicule. Qu'elle est grande par sa nature ! Qu'elle est basse
par ses défauts !
[§] S'il y a un Dieu il ne faut aimer [70] que lui, et non les créatures. Le
raisonnement des impies dans le livre de la Sagesse n'est fondé que sur ce
qu'ils se persuadent qu'il n'y a point de Dieu. Cela posé, disent-ils, jouissons
donc des créatures. Mais s'ils eussent su qu'il y avait un Dieu ils eussent
conclu tout le contraire. Et c'est la conclusion des sages : Il y a un Dieu : ne
jouissons donc pas des créatures. Donc tout ce qui nous incite à nous attacher à
la créature est mauvais ; puisque cela nous empêche ou de servir Dieu si nous le
connaissons, ou de le chercher si nous l'ignorons. Or nous sommes pleins de
concupiscence. Donc nous sommes pleins de mal. Donc nous devons nous haïr
nous-mêmes, et tout ce qui nous attache à autre chose qu'à Dieu seul.
[§] Quand nous voulons penser à Dieu, combien sentons nous de choses qui nous
en détournent, et qui nous tentent de penser ailleurs ? Tout cela est mauvais et
même né avec nous.
[§] Il est faux que nous soyons dignes que les autres nous aiment. Il [71]
est injuste que nous le voulions. si nous naissions raisonnables, et avec
quelque connaissance de nous-mêmes et des autres, nous n'aurions point cette
inclination. Nous naissons donc injustes. Car chacun tend à soi. Cela est contre
tout ordre. Il faut tendre au général. Et la pente vers soi est le commencement
de tout désordre en guerre, en police, en économie, etc.
[§] Si les membres des communautés naturelles et civiles tendent au bien du
corps, les communautés elles-mêmes doivent tendre à un autre corps plus général.
[§] Quiconque ne hait point en soi cet amour propre, et cet instinct qui le
porte à se mettre au dessus de tout, est bien aveugle ; puisque rien n'est si
opposé à la justice et à la vérité. Car il est faux que nous méritions cela ; et
il est injuste et impossible d'y arriver, puisque tous demandent la même chose.
C'est donc une manifeste injustice où nous sommes nés, dont nous ne pouvons nous
défaire, et dont il faut nous défaire.
Cependant nulle autre Religion que la Chrétienne n'a remarqué que ce fût un
péché, ni que nous y fussions nés, ni que nous fussions obligés d'y résister, ni
n'a pensé à nous en donner les remèdes.
[§] Il y a une guerre intestine dans l'homme entre la raison et les passions.
Il pourrait jouir de quelque paix s'il n'avait que la raison sans passions, ou
s'il n'avait que les passions sans raison. Mais ayant l'un et l'autre, il ne
peut être sans guerre, ne pouvant avoir la paix avec l'un qu'il ne soit en
guerre avec l'autre. Ainsi il est toujours divisé et contraire à lui-même.
[§] Si c'est un aveuglement qui n'est pas naturel de vivre sans chercher ce
qu'on est, c'en est un encore bien plus terrible de vivre mal en croyant Dieu.
Tous les hommes presque sont dans l'un ou l'autre de ces deux aveuglements.
[73]
X.
Juifs.
DIEU voulant faire paraître qu'il pouvait former un peuple saint d'une
sainteté invisible, et le remplir d'une gloire éternelle, a fait dans les biens
de la nature ce qu'il devait faire dans ceux de la grâce ; afin qu'on jugeât
qu'il pouvait faire es choses invisibles, puisqu'il faisait bien les visibles.
Il a donc sauvé son peuple du déluge en la personne de Noé, il l'a fait
naître d'Abraham, il l'a racheté d'entre ses ennemis, et l'a mis dans le repos.
L'objet de Dieu n'était pas de sauver du déluge, et de faire naître tout un
peuple d'Abraham simplement pour l'introduire dans une terre abondante. Mais
comme la nature est une image de la grâce, aussi ces miracles visibles sont les
images des invisibles qu'il voulait faire.
[§] Une autre raison pour laquelle [74] il a formé le peuple Juif, c'est
qu'ayant dessein de priver les siens des biens charnels et périssables, il
voulait montrer par tant de miracles, que ce n'était pas par impuissance.
[§] Ce peuple était plongé dans ces pensées terrestres ; que Dieu aimait leur
père Abraham, sa chair, et ce qui en sortirait ; et que c'était pour cela qu'il
les avait multipliés, et distingués de tous les autres peuples, sans souffrir
qu'ils s'y mêlassent, qu'il les avait retirés de l'Égypte avec tous ces grands
signes qu'il fit en leur faveur ; qu'il les avait nourris de la manne dans le
désert, qu'il les avait menés dans une terre heureuse et abondante ; qu'il leur
avait donné des Rois, et un temple bien bâti, pour y offrir des bêtes, et pour y
être purifiés par l'effusion de leur sang ; et qu'il leur devait enfin envoyer
le Messie pour les rendre maîtres de tout le monde.
[§] Les Juifs étaient accoutumés aux grands et éclatants miracles ; et
n'ayant regardé les grands coups de la mer rouge et la terre de Chanaan [75] que
comme un abrégé des grandes choses de leur Messie, ils attendaient de lui encore
des choses plus éclatantes, et dont tout ce qu'avait fait Moïse ne fût que
l'échantillon.
[§] Ayant donc vieilli dans ces erreurs charnelles, JÉSUS-CHRIST est venu
dans le temps prédit, mais non pas dans l'éclat attendu ; et ainsi ils n'ont pas
pensé que ce fût lui. Après sa mort Saint Paul est venu apprendre aux hommes que
toutes ces choses étaient arrivées en figure ; que le Royaume de Dieu n'était
pas dans la chair, mais dans l'esprit ; que les ennemis des hommes n'étaient pas
les Babyloniens, mais leurs passions ; que Dieu ne se plaisait pas aux temples
faits de la main des hommes, mais en un coeur pur et humilié ; que la
circoncision du corps était inutile, mais qu'il fallait celle du coeur, etc.
[§] Dieu n'ayant pas voulu découvrir ces choses à ce peuple qui en était
indigne, et ayant voulu néanmoins les prédire afin qu'elles fussent crues, en
avait prédit le temps [76] clairement, et les avait même quelquefois exprimées
clairement, mais ordinairement en figures ; afin que ceux qui aimaient les
choses a figurantes s'y arrêtassent, et que ceux qui aimaient les b figurées,
les y vissent. C'est ce qui a fait qu'au temps du Messie les peuples se sont
partagés : les spirituels l'ont reçu ; et les charnels qui l'on rejeté, sont
demeurés pour lui servir de témoins.
a C'est-à-dire les choses charnelles qui servaient de figures. b C'est-à-dire
les vérités spirituelles figurées par les choses charnelles.
[§] Les Juifs charnels n'entendaient ni la grandeur ni l'abaissement du
Messie prédit dans leurs prophéties. Ils l'ont méconnu dans sa grandeur, comme
quant il est dit, que le Messie sera Seigneur de David quoique son fils, qu'il
est devant Abraham, et qu'il l'a vu. Ils ne le croyaient pas si grand qu'il fût
de toute éternité. Et ils l'ont méconnu de même dans son abaissement et dans sa
mort. Le messie, disaient-ils, demeure éternellement, et celui-ci dit qu'il
mourra. Ils ne le croyaient donc ni mortel ni éternel : ils ne cherchaient en
lui qu'une grandeur charnelle. [77]
[§] Ils ont tant aimé les choses figurantes, et les ont si uniquement
attendues, qu'ils ont méconnu la réalité quand elle est venue dans le temps et
en la manière prédite.
[§] Ceux qui ont peine à croire en cherchent un sujet en ce que les Juifs ne
croient pas. Si cela était si clair, dit-on, pourquoi ne croyaient-ils pas ?
Mais c'est leur refus même qui est le fondement de notre créance. Nous y serions
bien moins disposés s'ils étaient des nôtres. Nous aurions alors un bien plus
ample prétexte d'incrédulité, et de défiance. Cela est admirable de voir les
Juifs grands amateurs des choses prédites, et grands ennemis de
l'accomplissement, et que cette aversion même ait été prédite.
[§] Il fallait que pour donner foi au Messie, il y eût des prophéties
précédentes, et qu'elles fussent portées par des gens non suspects, et d'une
diligence, d'une fidélité, et d'un zèle extraordinaire, et connu de toute le
terre.
Pour faire réussir tout cela, Dieu a [78] choisi ce peuple charnel, auquel il
a mis en dépôt les prophéties qui prédisent le Messie comme libérateur, et
dispensateur des biens charnels que ce peuple aimait ; et ainsi il a eu une
ardeur extraordinaire pour ses Prophètes, et a porté à la vue de tout le monde
ces livres où le Messie est prédit, assurant toutes les nations qu'il devait
venir, et en la manière prédite dans leurs livres qu'ils tenaient ouverts à tout
le monde. Mais étant déçus par l'avènement ignominieux et pauvre du Messie, ils
ont été ses plus grands ennemis. De sorte que voilà le peuple du monde le moins
suspect de nous favoriser, qui fait pour nous, et qui par le zèle qu'il a pour
sa loi et pour ses Prophètes porte et conserve avec une exactitude incorruptible
et sa condamnation et nos preuves.
[§] Ceux qui ont rejeté et crucifié JÉSUS-CHRIST qui leur a été en scandale,
sont ceux qui portent les livres qui témoignent de lui, et qui disent qu'il sera
rejeté et en scandale. Ainsi ils ont marqué que c'était [79] lui en le refusant
: et il a été également prouvé et par les Juifs justes qui l'ont reçu, et par
les injustes qui l'ont rejeté, l'un et l'autre ayant été prédit.
[§] C'est pour cela que les prophéties ont un sens caché, le spirituel dont
ce peuple était ennemi sous le charnel qu'il aimait. Si le sens spirituel eût
été découvert, ils n'étaient pas capables de l'aimer ; et ne pouvant le porter
ils n'eussent pas eu le zèle pour la conservation de leurs livres et de leurs
cérémonies. Et s'ils avaient aimé ces promesses spirituelles, et qu'ils les
eussent conservées incorrompues jusques au Messie, leur témoignage n'eût pas eu
de force, puis qu'ils en eussent été amis. Voilà pourquoi il était bon que le
sens spirituel fût couvert. Mais d'un autre côté si ce sens eût été tellement
caché qu'il n'eût point du tout paru, il n'eût pu servir de preuve au Messie.
Qu'a-t-il donc été fait ? Ce sens a été couvert sous le temporel dans la foule
des passages, et a été découvert clairement en quelques-uns. [80] Outre que le
temps et l'état du monde ont été prédits si clairement que le Soleil n'est pas
plus clair. Et ce sens spirituel est si clairement expliqué en quelques
endroits, qu'il fallait un aveuglement pareil à celui que la chair jette dans
l'esprit quand il lui est assujetti pour ne le pas reconnaître.
Voilà donc quelle a été la conduite de Dieu. Ce sens spirituel est couvert
d'un autre en une infinité d'endroits, et découvert en quelques uns, rarement à
la vérité : mais en telle sorte néanmoins que les lieux où il est caché sont
équivoques, et peuvent convenir aux deux ; au lieu que les lieux où il est
découvert sont univoques, et ne peuvent convenir qu'au sens spirituel.
De sorte que cela ne pouvait induire en erreur, et qu'il n'y avait qu'un
peuple aussi charnel que celui-là qui s'y pût méprendre.
Car quand les biens sont promis en abondance, qui les empêchait d'entendre
les véritables bien, sinon leur cupidité qui déterminait ce sens au [81] biens
de la terre ? Mais ceux qui n'avaient de biens qu'en Dieu, les rapportaient
uniquement à Dieu. Car il y a deux principes qui partagent les volontés des
hommes, la cupidité, et la charité. Ce n'est pas que la cupidité ne puisse
demeurer avec la foi, et que la charité ne subsiste avec les biens de la terre.
Mais la cupidité use de Dieu, et jouit du monde, et la charité au contraire use
du monde et jouit de Dieu.
Or la dernière fin est ce qui donne le nom aux choses. Tout ce qui nous
empêche d'y arriver est appelé ennemi. Ainsi les créatures quoique bonnes sont
ennemies des justes quand elles les détournent de Dieu, et Dieu même est
l'ennemi de ceux dont il trouble la convoitise.
Ainsi le mot d'ennemi dépendant de la dernière fin, les justes entendaient
par là leurs passions, et les charnels entendaient les Babyloniens, de sorte que
ces termes n'étaient obscurs que pour les injustes. Et c'est ce que dit Isaïe
(8. 16.) : Signa legem in discipulis meis ; et que JÉSUS- CHRIST [82] sera
pierre de scandale (8. 14.) ; mais bienheureux ceux qui ne seront point
scandalisés en lui (Matth. 1. 6.). Ozée le dit aussi parfaitement (14. 10.) : Où
est le sage ; et il entendra ce que je dis ? car les voies de Dieu sont droites
; les justes y marcheront, mais les méchants y trébucheront.
Et cependant ce Testament fait de telle sorte qu'en éclairant les uns il
aveugle les autres, marquait en ceux-mêmes qu'il aveuglait, la vérité qui devait
être connue des autres. Car les biens visibles qu'ils recevaient de Dieu étaient
si grands et si divins, qu'ils paraissait bien qu'il avait le pouvoir de leur
donner les invisibles et un Messie.
[§] Le temps du premier avènement de JÉSUS-CHRIST est prédit ; le temps du
second ne l'est point ; parce que le premier devait être caché ; au lieu que le
second doit être éclatant et tellement manifeste que ses ennemis même le
reconnaîtront. Mais comme dans son premier avènement, il ne devait venir
qu'obscurément, et pour être connu seulement de ceux qui fonderaient les
Écritures, Dieu [83] avait tellement disposé les choses, que tout servait à la
faire reconnaître. Les Juifs le prouvaient en le recevant ; car ils étaient les
dépositaires des prophéties : et ils le prouvaient aussi en ne le recevant point
; parce qu'en cela ils accomplissaient les prophéties.
[§] Les Juifs avaient des miracles, des prophéties qu'ils voyaient accomplir,
et la doctrine de leur loi étaient de n'adorer et de n'aimer qu'un Dieu ; elle
était aussi perpétuelle. Ainsi elle avait toutes les marques de la vraie
Religion ; Aussi l'était elle. Mais il faut distinguer la doctrine des Juifs,
d'avec la doctrine de la loi des Juifs. Or la doctrine des Juifs n'était pas
vraie, quoiqu'elle eût les miracles, les prophéties, et la perpétuité ; parce
qu'elle n'avait pas cet autre point de n'adorer et n'aimer que Dieu.
La Religion Juive doit donc être regardée différemment dans la tradition de
leurs Saints, et dans la tradition du peuple. La morale et la félicité en sont
ridicules dans la tradition [84] du peuple ; mais elle est incomparable dans
celle de leurs Saints. Le fondement en est admirable. C'est le plus ancien livre
du monde et le plus authentique. Et au lieu que Mahomet pour faire subsister le
sien a défendu de le lire, Moïse pour faire subsister le sien a ordonné à tout
le monde de le lire.
[§] La Religion Juive est toute divine dans son autorité, dans sa durée, dans
sa perpétuité, dans sa morale, dans sa conduite, dans sa doctrine, dans ses
effets, etc.
Elle a été formée sur la ressemblance de la vérité du Messie ; et la vérité
du Messie a été reconnue par la Religion des Juifs qui en était la figure.
Parmi les Juifs la vérité n'était qu'en figure. Dans le ciel elle est
découverte. Dans l'Église elle est couverte, et reconnue par le rapport à la
figure. La figure a été faite sur la vérité, et la vérité a été reconnue sur la
figure.
[§] Qui jugera de la Religion des Juifs par les grossiers la connaîtra [85]
mal. Elle est visible dans les saints livres, et dans la tradition des
Prophètes, qui ont assez fait voir qu'ils n'entendaient pas la loi à la lettre.
Ainsi notre Religion est divine dans l'Évangile, les Apôtres, et la tradition ;
mais elle est tout défigurée dans ceux qui la traitent mal.
[§] Les Juifs étaient de deux sortes. Les uns n'avaient que les affections
païennes ; les autres avaient les affections Chrétiennes.
[§] Le Messie, selon les Juifs charnels, doit être un grand Prince temporel.
Selon les Chrétiens charnels, il est venu nous dispenser d'aimer Dieu, et nous
donner des Sacrements qui opèrent tout sans nous. ni l'un ni l'autre n'est la
Religion Chrétienne ni Juive.
[§] Les vrais Juifs et les vrais Chrétiens ont reconnu un Messie qui les
ferait aimer Dieu, et par cet amour triompher de leurs ennemis.
[§] Le voile qui est sur les livres de l'Écriture pour les Juifs, y est aussi
pour les mauvais Chrétiens, et pour tous ceux qui ne se haïssent pas [86] eux-
mêmes. Mais qu'on est bien disposé à les entendre, et à connaître JÉSUS- CHRIST
quand on se hait véritablement soi-même !
[§] Les Juifs charnels tiennent milieu entre les Chrétiens et les Païens. Les
Païens ne connaissent point Dieu, et n'aiment que la terre. Les Juifs
connaissent le vrai Dieu, et n'aiment que la terre. Les Chrétiens connaissent le
vrai Dieu, et n'aiment point la terre. Les Juifs et les Païens aiment les mêmes
biens. Les Juifs et les Chrétiens connaissent le même Dieu.
[§] C'est visiblement un peuple fait exprès pour servir de témoins au Messie.
Il porte les livres, et les aime, et ne les entend point. Et tout cela est
prédit ; car il est dit que les jugements de Dieu leur sont confiés, mais comme
un livre scellé.
[§] Tandis que les Prophètes ont été pour maintenir la loi, le peuple a été
négligent. Mais depuis qu'il n'y a plus eu de Prophètes, le zèle a succédé : ce
qui est une providence admirable.
[86]
XI.
Moïse.
LA création du monde commençant à s'éloigner, Dieu a pourvu d'un historien
contemporain, et a commis tout un peuple pour la garde de ce livre ; afin que
cette histoire fût la plus authentique du monde, et que tous les hommes pussent
apprendre une chose si nécessaire à savoir, et qu'on ne peut savoir que par-là.
[§] Moïse était habile homme. Cela est clair. Donc s'il eût eu dessein de
tromper, il l'eût fait en sorte qu'on ne l'eût pu convaincre de tromperie. Il a
fait tout le contraire ; car s'il eût débité des fables, il n'y eût point eu de
Juif qui n'en eût pu reconnaître l'imposture.
Pourquoi, par exemple, a-t-il fait la vie des premiers hommes si longues, et
si peu de génération ? Il eût pu se cacher dans une multitude de générations ;
mais il ne le pouvait en si [88] peu ; car ce n'est pas le nombre des années,
mais la multitude des générations qui rend les choses les plus mémorables qui se
soient jamais imaginées, savoir la création, et le déluge, si proche qu'on y
touche, par le peu qu'il fait de générations. De sorte qu'au temps où il
écrivait ces choses, la mémoire en devait encore être toute récente dans
l'esprit de tous les Juifs.
[§] Sem qui a vu Lamech, qui a vu Adam, a vu au moins Abraham, et Abraham a
vu Jacob, qui a vu ceux qui ont vu Moïse. Donc le déluge et la création sont
vrais. Cela conclut entre de certaines gens qui l'entendent bien.
[§] La longueur de la vie des Patriarche, au lieu de faire que les histoires
passées se perdissent, servait au contraire à les conserver. Car ce qui fait que
l'on n'est pas quelquefois assez instruit dans l'histoire de ses ancêtres, c'est
qu'on n'a jamais guère vécu avec eux, et qu'il sont morts [89] souvent devant
que l'on eût atteint l'âge de raison. Mais lorsque les hommes vivaient si
longtemps, les enfants vivaient longtemps avec leurs pères, et ainsi ils les
entretenaient longtemps. Or de quoi les eussent-ils entretenus sinon de
l'histoire de leurs ancêtres, puisque toute l'histoire était réduite à celle là,
et qu'il n'avaient ni les sciences, ni les arts qui occupent une grande partie
des discours de la vie ? Aussi l'on voit qu'en ce temps là, les peuples avaient
un soin particulier de conserver leurs généalogies.
XII.
Figures.
IL y a des figures claires et des démonstratives ; mais il y en a d'autres
qui semblent moins naturelles, et qui ne prouvent qu'à ceux qui sont persuadés
d'ailleurs. Ces figures là seraient semblables à celles de ceux qui fondent des
prophéties sur l'Apocalypse qu'ils expliquent à leur [90] fantaisie. Mais la
différence qu'il y a, c'est qu'ils n'en ont point d'indubitables qui les
appuient. Tellement qu'il n'y a rien de si injuste, que quand ils prétendent que
les leurs sont aussi bien fondées que quelques unes des nôtres ; car ils n'en
ont pas de démonstratives comme nous en avons. La partie n'est donc pas égale.
Il ne faut pas égaler et confondre ces choses parce qu'elles semblent être
semblables par un bout, étant si différentes par l'autre.
[§] JÉSUS-CHRIST figuré par Joseph bien aimé de son père, envoyé du père pour
voir ses frères, est l'innocent vendu par ses frères vingt deniers, et par là
devenu leur Seigneur, leur Sauveur, et le Sauveur des étrangers, et le Sauveur
du monde ; ce qui n'eût point été sans le dessein de le perdre, sans la vente et
la réprobation qu'ils en firent.
[§] Dans la prison, Joseph innocent entre deux criminels ; JÉSUS-CHRIST sur
la croix entre deux larrons. Joseph prédit le salut à l'un et la mort à l'autre
sur les mêmes apparences ; [91] JÉSUS-CHRIST sauve l'un et laisse l'autre après
les mêmes crimes. Joseph ne fait que prédire ; JÉSUS-CHRIST fait. Joseph demande
à celui qui sera sauvé qu'il se souvienne de lui quand il sera venu en sa gloire
; et celui que JÉSUS-CHRIST sauve lui demande qu'il se souvienne de lui quand il
sera en son Royaume.
[§] La Synagogue ne périssait point, parce qu'elle était la figure de
l'Église ; mais parce qu'elle n'était que la figure, elle est tombée dans la
servitude. La figure a subsisté jusqu'à la vérité ; afin que l'Église fût
toujours visible, ou dans la peinture qui la promettait, ou dans l'effet.
XIII.
Que la Loi était figurative.
POUR prouver tout d'un coup les deux Testaments, il ne faut que voir si les
prophéties de l'un sont accomplies en l'autre.
[§] Pour examiner les prophéties il [92] faut les entendre. Car si l'on croit
qu'elle n'ont qu'un sens, il est sûr que le Messie ne sera point venu. Mais si
elle sont deux sens, il est sûr qu'il sera venu en JÉSUS-CHRIST.
Toute la question est donc de savoir si elle sont deux sens ; si elles sont
figures ou réalités ; c'est-à-dire, s'il y faut chercher quelque autre chose que
ce qui paraît d'abord, ou s'il faut s'arrêter uniquement à ce premier sens
qu'elles présentent.
Si la loi et les sacrifices sont la vérité, il faut qu'ils plaisent à Dieu et
qu'ils ne lui déplaisent point. S'ils sont figures, il faut qu'ils plaisent, et
déplaisent.
Or dans toute l'Écriture ils plaisent, et déplaisent. Donc ils sont figures.
[§] Il est dit que la loi sera changée ; que le sacrifice sera changé ;
qu'ils seront sans Rois, sans Princes, et sans sacrifices ; qu'il sera fait une
nouvelle alliance ; que la loi sera renouvelée ; que les préceptes qu'ils ont
reçus ne sont pas bons ; que leurs sacrifices sont abominables ; que Dieu [93]
n'en a point demandé.
Il est dit au contraire que la loi durera éternellement ; que cette alliance
sera éternelle ; que le sacrifice sera éternel ; que le sceptre ne sortira
jamais d'avec eux, puis qu'il n'en doit point sortir que le Roi éternel
n'arrive. Tous ces passages marquent-ils que ce soit réalité ? Non. Marquent ils
aussi que ce soit figure ? Non : mais que c'est réalité ou figure. Mais les
premiers excluants la réalité marquent que ce n'est que figure.
Tous ces passages ensemble ne peuvent être dits de la réalité : tous peuvent
être dits de la figure : donc ils ne sont pas dits de la réalité, mais de la
figure.
[§] Pour savoir si la loi et les sacrifices sont réalité ou figures, il faut
voir si les Prophètes en parlant de ces choses y arrêtaient leur vue et leur
pensée, en sorte qu'ils ne vissent que cette ancienne alliance ; où s'ils y
voyaient quelque autre chose dont elles fussent la peinture ; car dans un
portrait on voit la chose figurée. Il ne faut pour cela qu'examiner ce qu'ils
disent.
Quand ils disent qu'elle sera éternelle, entendent-ils parler de l'alliance
de laquelle ils disent qu'elle sera changée ? et de même des sacrifices, etc.
[§] Les Prophètes ont dit clairement qu'Israël serait toujours aimé de Dieu,
et que la loi serait éternellement ; et ils ont dit que l'on n'entendrait point
leur sens, et qu'ils était voilé.
[§] Le chiffre a deux sens. Quand on surprend une lettre importante où l'on
trouve un sens clair, et où il est dit néanmoins que le sens en est voilé et
obscurci : qu'il est caché en sorte qu'on verra cette lettre, sans la voir, et
qu'on l'entendra sans l'entendre ; que doit on en penser sinon que c'est un
chiffre a double sens ; et d'autant plus qu'on y trouve des contrariétés
manifestes dans le sens littéral ? Combien doit-on donc estimer ceux qui nous
découvrent le chiffre, et qui nous apprennent à connaître le sens caché, et
principalement quand les principes qu'ils en prennent sont tout à fait naturels
et clairs ? C'est ce qu'a [95] fait JÉSUS-CHRIST et les Apôtres. Ils ont levé le
sceau, ils ont rompu le voile, et découvert l'esprit. Ils nous ont appris pour
cela que les ennemis de l'homme sont ses passions ; que le Rédempteur serait
spirituel ; qu'il y aurait deux avènements, l'un de misère, pour abaisser
l'homme superbe, l'autre de gloire, pour élever l'homme humilié ; que
JÉSUS-CHRIST sera Dieu et homme.
[§] JÉSUS-CHRIST n'a fait autre chose qu'apprendre aux hommes qu'ils
s'aimaient eux-mêmes, et qu'ils étaient esclaves, aveugles, malades, malheureux,
et pécheurs ; qu'il fallait qu'il les délivrât, éclairât, béatifiât, et guérît ;
que cela se ferait en se haïssant soi-même, et en le suivant par la misère et la
mort de la croix.
[§] La lettre tue : tout arrivait en figures : il fallait que le Christ
souffrit : un Dieu humilié : circoncision du coeur : vrai jeûne : vrai sacrifice
: vrai temple : double loi : double table de la loi : double temple : double
captivité : voilà le chiffre qu'il nous a donné. [96]
Il nous a appris enfin que toutes ces choses n'étaient que figures, et ce que
c'est que vraiment libre, vrai Israélite, vraie circoncision, vrai pain du Ciel,
etc.
[§] Dans ces promesses là chacun trouve ce qu'il a dans le fond de son coeur,
les biens temporels, ou les biens spirituels ; Dieu, ou les créatures ; mais
avec cette différence, que ceux qui y cherchent les créatures, les y trouvent,
mais avec plusieurs contradictions, avec la défense de les aimer, avec ordre de
n'adorer que Dieu, et de n'aimer que lui : au lieu que ceux qui y cherchent
Dieu, le trouvent, et sans aucune contradiction, et avec commandement de n'aimer
que lui.
[§] Les sources des contrariétés de l'Écriture sont un Dieu humilié jusqu'à
la mort de la croix, un Messie triomphant de la mort par sa mort, deux natures
en JÉSUS-CHRIST, deux avènements, deux états de la nature de l'homme.
[§] Comme on ne peut bien faire le caractère d'une personne qu'en [97]
accordant toutes les contrariétés, et qu'il ne suffit pas de suivre une suite de
qualités accordante, sans concilier les contraires ; aussi pour entendre le sens
d'un auteur, il faut accorder tous les passages contraires.
Ainsi pour entendre l'Écriture, il faut avoir un sens dans lequel tous les
passages contraires s'accordent. Il ne suffit pas d'en avoir un qui convienne à
plusieurs passages accordants ; mais il faut en avoir un qui concilie les
passages même contraires.
Tout auteur a un sens auquel tous les passages contraires s'accordent, ou il
n'a point de sens du tout. On ne peut pas dire cela de l'Écriture, ni des
Prophètes. Ils avaient effectivement trop de bon sens. Il faut donc en chercher
un qui accorde toutes les contrariétés.
Le véritable sens n'est donc pas celui des Juifs. Mais en JÉSUS-CHRIST toutes
les contradictions sont accordées.
Les Juifs ne sauraient accorder la cassation de la Royauté et Principauté
prédite par Ozée avec la prophétie de Jacob. [98]
Si on prend la loi, les sacrifices, et le royaume pour réalités, on ne peut
accorder tous les passages d'un même auteur, ni d'un même livre, ni quelque fois
d'un même chapitre. Ce qui marque assez quel était le sens de l'auteur.
[§] Il n'était point permis de sacrifier hors de Jérusalem, qui était le lieu
que le Seigneur avait choisi, ni même de manger ailleurs les décimes.
[§] Ozée a prédit qu'ils seraient sans Roi, sans Prince, sans sacrifice, et
sans Idoles. Ce qui est accompli aujourd'hui, ne pouvant faire de sacrifice
légitime hors de Jérusalem.
[§] Quand la parole de Dieu qui est véritable, est fausse littéralement, elle
est vraie spirituellement. Sede à dextris meis. Cela est faux littéralement dit,
cela est vrai, spirituellement. En ces expressions il est parlé de Dieu à la
manière des hommes ; et cela ne signifie autre chose sinon que l'intention que
les hommes ont en faisant asseoir à leur droit, Dieu l'aura [99] aussi. C'est
donc une marque de l'intention de Dieu, et non de sa manière de l'exécuter.
Ainsi quand il est dit : Dieu a reçu l'odeur de vos parfums, et vous donnera
en récompense une terre fertile et abondante ; c'est-à-dire, que la même
intention qu'aurait un homme qui agréant vos parfums vous donnerait en
récompense une terre abondante, Dieu l'aura pour vous, parce que vous avez eu
pour lui, la même intention qu'un homme a pour celui à qui il donne des parfums.
[§] L'unique objet de l'Écriture est la charité. Tout ce qui ne va point à
l'unique but en est la figure ; car puisqu'il n'y a qu'un but, tout ce qui n'y
va point en mots propres est figure.
Dieu diversifie ainsi cet unique précepte de charité, pour satisfaire notre
faiblesse qui recherche la diversité, par cette diversité qui nous mène toujours
à notre unique nécessaire. Car une seul chose est nécessaire, et nous aimons la
diversité, et [100] Dieu satisfait à l'un et à l'autre par ces diversités qui
mènent à ce seul nécessaire.
[§] Les Rabbins prennent pour figures les mamelles de l'Épouse, et tout ce
qui n'exprime pas l'unique but qu'ils ont de biens temporels.
[§] Il y en a qui voient bien qu'il n'y a pas d'autre ennemi de l'homme que
la concupiscence qui le détourne de Dieu, ni d'autre bien que Dieu, et non pas
une terre fertile. Ceux qui croient que le bien de l'homme est en la chair, et
le mal en ce qui le détourne des plaisirs des sens ; qu'ils sen saoulent, et
qu'ils y meurent. Mais ceux qui cherchent Dieu de tout leur coeur, qui n'ont de
déplaisir que d'être privés de sa vue, qui n'ont de désir que pour le posséder,
et d'ennemis que ceux qui les en détournent, qu'ils s'affligent de se voir
environnés et dominés de tels ennemis ; qu'ils se consolent ; il y a un
libérateur pour eux ; il y a un Dieu pour eux. Un Messie a été promis pour
délivrer des ennemis ; et il en est venu un pour [101] délivrer des iniquités,
mais non pas des ennemis.
[§] Quand David prédit que le Messie délivrera son peuple de ses ennemis, on
peut croire charnellement que ce sera des Égyptiens, et alors je ne saurais
montrer que la prophétie soit accomplie. Mais ont peut bien croire aussi que ce
sera des iniquités. Car dans la vérité les Égyptiens ne sont pas des ennemis,
mais les iniquités le sont. Ce sont mot d'ennemis est donc équivoque.
Mais s'il dit à l'homme, comme il fait qu'il délivrera son peuple de ses
péchés, aussi bien qu'Isaïe et les autres, l'équivoque est ôtée, et le sens
double des ennemis réduit au sens simple d'iniquités ; car s'il avait dans
l'esprit les péchés, il les pouvait bien dénoter par ennemis ; mais s'il pensait
aux ennemis, il ne les pouvait pas désigner par iniquités.
Or Moïse, David et Isaïe usaient des mêmes termes. Qui dira donc qu'ils
n'avaient pas même sens, et que le sens de David est manifestement d'iniquités
lorsqu'il [102] parlait d'ennemis, ne fût pas le même que celui de Moïse en
parlant d'ennemis ?
Daniel chap. 9. prie pour la délivrance du peuple de la captivité de leurs
ennemis ; mais il pensait aux péchés ; et pour le montrer il dit, que Gabriel
lui vint dire qu'il était exaucé, et qu'il n'y avait que septante semaines à
attendre, après quoi le peuple serait délivré d'iniquité, le Saint des Saints
amènerait la justice éternelle, non la légale, mais l'éternelle.
Dés qu'une fois on a ouvert ce secret il est impossible de ne le pas voir.
Qu'on lise l'ancien Testament en cette vue, et qu'on voie si les sacrifices
étaient vrais, si la parenté d'Abraham était la vraie cause de l'amitié de Dieu,
si la terre promise était le véritable lieu du repos. Non. Donc c'étaient des
figures. Qu'on voie de même toutes les cérémonies ordonnées, et tous les
commandements qui ne sont pas de la charité ; on verra que ce sont les figures.
[103] XIV.
Jésus-Christ.
LA distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus
infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle.
Tout l'éclat des grandeurs n'a point de lustre pour les gens qui sont dans
les recherches de l'esprit.
La grandeur des gens d'esprit est invisible aux riches, aux Rois, aux
conquérants, et à tous ces grands de chair.
La grandeur de la sagesse qui vient de Dieu est invisible aux charnels, et
aux gens d'esprit. Ce sont trois ordres de différents genres.
Les grands génies ont leur empire, leur éclat, leur grandeur, leurs
victoires, et n'ont nul besoin des grandeurs charnelles, qui n'ont nuls rapport
avec celles qu'ils cherchent. Ils sont vus des esprits, non des yeux mais c'est
assez.
Les Saints ont leur empire, leur [104] éclat, leurs victoires, et n'ont nul
besoin des grandeurs charnelles ou spirituelles, qui ne sont pas de leur ordre,
et qui n'ajoutent ni n'ôtent à la grandeur qu'ils désirent. Ils sont vus de Dieu
et des Anges, et non des corps ni des esprits curieux : Dieu leur suffit.
Archimède sans aucun éclat de naissance serait en même vénération. Il n'a pas
donné des batailles, mais il a laissé à tout l'univers des inventions
admirables. O qu'il est grand et éclatant aux yeux de l'esprit !
JÉSUS-CHRIST sans bien et sans aucune production de science au dehors, est
dans son ordre de sainteté. Il n'a point donné d'inventions ; il n'a point régné
; mais il a ét humble, patient, saint devant Dieu, terrible aux démons, sans
aucun péché. O qu'il est venu en grande pompe, et en une prodigieuse
magnificence aux yeux du coeur, et qui voient la sagesse !
Il eût été inutile à Archimède de faire le Prince dans ses livres de
Géométrie, quoiqu'il le fût.
[105] Il eût été inutile à notre Seigneur JÉSUS-CHRIST pour éclater dans son
règne de sainteté de venir en Roi. Mais qu'il est bien venu avec l'éclat de son
ordre !
Il est ridicule de se scandaliser de la bassesse de JÉSUS-CHRIST, comme si
cette bassesse était du même ordre que la grandeur qu'il venait faire paraître.
Qu'on considère cette grandeur là dans sa vie, dans sa passion, dans son
obscurité, dans sa mort, dans l'élection des siens, dans leur fuite, dans sa
secrète résurrection, et dans le reste ; on la verra si grande, qu'on n'aura pas
sujet de se scandaliser d'une bassesse qui n'y est pas.
Mais il y en a qui ne peuvent admirer que les grandeurs charnelles, comme
s'il n'y en avait pas de spirituelles ; et d'autres qui n'admirent que les
spirituelles, comme s'il n'y en avait pas d'infiniment plus hautes dans la
sagesse.
Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre, et les Royaumes ne
valent pas le moindre des esprits ; [106] car il connaît tout cela, et soi-même
; et le corps rien. Et tous les corps et tous les esprits ensemble, et toutes
leurs productions ne valent pas le moindre mouvement de charité ; car elle est
d'un ordre infiniment plus élevé.
De tous les corps ensemble on ne saurait tirer la moindre pensée : cela est
impossible, et d'un autre ordre. Tous les corps et tous les esprits ensemble ne
sauraient produire un mouvement de vraie charité : cela est impossible, et d'un
autre ordre tout surnaturel.
[§] JÉSUS-CHRIST a été dans une obscurité (selon ce que le monde appelle
obscurité) telle que les historiens qui n'écrivent que les choses importantes
l'ont à peine aperçu.
[§] Quel homme eut jamais plus d'éclat que JÉSUS-CHRIST ? Le peuple Juif tout
entier le prédit avant sa venue. Le peuple Gentil l'adore après qu'il est venu.
Les deux peuples Gentil et Juif le regardent comme leur centre. Et cependant
quel homme jouit jamais moins de tout [107] cet éclat ? De trente trois ans il
en vit trente sans paraître. Dans les trois autres il passe pour imposteur ; les
Prêtres et les principaux de sa nation le rejettent ; ses amis et ses proches le
méprisent. Enfin il meurt d'une mort honteuse, trahi par un des siens, renié par
l'autre, et abandonné de tous.
Quelle part a-t-il donc à cet éclat ? Jamais homme n'a eu tant d'éclat :
jamais homme n'a eu plus d'ignominie. Tout cet éclat n'a servi qu'à nous, pour
nous le rendre reconnaissable : et il n'en a rien eu pour lui.
[§] JÉSUS-CHRIST parle des plus grandes choses si simplement, qu'il semble
qu'il n'y a pas pensé ; et si nettement néanmoins, qu'on voit bien ce qu'il en
pensait. Cette clarté jointe à cette naïveté est admirable.
[§] Qui a appris aux Évangélistes les qualités d'une âme véritablement
héroïque pour la peindre si parfaitement en JÉSUS-CHRIST ? Pourquoi le font-ils
faible dans son agonie ? Ne savent-ils pas peindre une mort constante ? Oui sans
doute ; [108] car le même Saint Luc peint celle de Saint Étienne plus forte que
celle de JÉSUS-CHRIST. Ils le font donc capable de crainte avant que la
nécessité de mourir soit arrivé, et en suite tout fort. Mais quand ils le font
troublé, c'est quand il se trouble lui-même ; et quand les hommes le troublent,
il est tout fort.
[§] L'Évangile ne parle de la virginité de la Vierge que jusqu'à la naissance
de JÉSUS-CHRIST : tout par rapport à JÉSUS-CHRIST.
[§] Les deux Testaments regardent JÉSUS-CHRIST, l'ancien comme son attente,
le nouveau comme son modèle ; tous deux comme leur centre.
[§] Les Prophètes ont prédit, et n'ont pas été prédits. Les Saints ensuite
sont prédits, mais non prédisants. JÉSUS-CHRIST est prédit et prédisant.
[§] JÉSUS-CHRIST pour tous, Moïse pour un peuple.
Les Juifs bénis en Abraham. Je bénirai ceux qui te béniront. Mais toutes
nations bénites en sa semence.
Lumen ad revelationem gentium.
Non fecit taliter omni nationi, disait David en parlant de la loi. Mais en
parlant de JÉSUS-CHRIST, il faut dire : fecit taliter omni nationi.
Aussi c'est à JÉSUS-CHRIST d'être universel. L'Église même n'offre le
sacrifice que pour les fidèles : JÉSUS-CHRIST a offert celui de la croix pour
tous.
[§] Tendons donc les bras à notre libérateur, qui ayant été promis durant
quatre mille ans, est enfin venu souffrir et mourir pour nous sur la terre dans
les temps et dans toutes les circonstances qui en ont été prédites. Et attendant
par sa grâce la mort en pais dans l'espérance de lui être éternellement unis,
vivons cependant avec joie, soit dans les biens qu'il lui plaît de nous donner,
soit dans les maux qu'il nous envoie pour notre bien, et qu'il nous a appris à
souffrir par son exemple.
[110] XV.
Preuves de JÉSUS-CHRIST par les prophéties.
LA plus grande des preuves de JÉSUS-CHRIST ce sont les prophéties. C'est
aussi à quoi Dieu a le plus pourvu ; car l'événement qui les a remplies est un
miracle subsistant depuis la naissance de l'Église jusqu'à la fin. Ainsi Dieu a
suscité des Prophètes durant seize cents ans ; et pendant quatre cens ans après
il a dispersé toutes ces prophéties avec tous les Juifs qui portaient dans tous
les lieux du monde. Voilà quelle a été la préparation à la naissance de
JÉSUS-CHRIST, dont l'Évangile devant être cru par tout le monde, il a fallu non
seulement qu'il y ait eu des prophéties pour le faire croire, mais encore que
ses prophéties fussent répandues par tout le monde, pour le faire embrasser par
tout le monde.
[§] Quand un seul homme aurait [111] fait un livre des prédictions de
JÉSUS-CHRIST pour le temps, et pour la manière, et que JÉSUS-CHRIST serait venu
conformément à ces prophéties, ce serait un force infinie. Mais il y a bien plus
ici. C'est une suite d'hommes durant quatre mille ans, qui constamment et sans
variation viennent l'un ensuite de l'autre prédire ce même avènement. C'est un
peuple entier qui l'annonce, et qui subsiste pendant quatre mille années, pour
rendre en corps témoignage des assurances qu'ils en ont, et dont ils ne peuvent
être détournés par quelques menaces et quelque persécution qu'on leur fasse :
ceci est tout autrement considérable.
[§] Le temps est prédit par l'état du peuple Juif, par l'état du peuple
Païen, par l'état du temple, par le nombre des années.
[§] Les Prophètes ayant donné diverses marques qui devaient toutes arriver à
l'avènement du Messie, il fallait que toutes ces marques arrivassent en même
temps ; et ainsi il fallait que la quatrième monarchie [112] fût venue lorsque
les septante semaines de Daniel seraient accomplies ; que le sceptre fût alors
ôté de Jude ; et qu'alors le Messie arrivât. Et JÉSUS- CHRIST est arrivé
alorsqui s'est dit le Messie.
[§] Il est prédit que dans la quatrième Monarchie, avant la destruction du
second temple, avant que la domination des Juifs fût ôtée, et en la septantième
semaine de Daniel, les Païens seraient instruits, et amenés à la connaissance du
Dieu adoré par les Juifs ; que ceux qui l'aiment seraient délivrés de leurs
ennemis, et remplis de sa crainte et de son amour.
Et il est arrivé qu'en la quatrième Monarchie, avant la destruction du second
temple, etc. les Païens en foule adorent Dieu, et mènent une vie angélique ; les
filles consacrent à Dieu leur virginité, et leur vie ; les hommes renoncent à
tout plaisir : ce que Platon n'a pu persuader à quelque peu d'hommes choisis et
si instruits, une force secrète le persuade à cent milliers d'hommes ignorants
par la vertu de peu de paroles. [113]
Qu'est-ce que tout cela ? C'est ce qui a été prédit si longtemps auparavant.
Effundam spiritum meum super omnem carnem (1. 28.). Tous les peuples étaient
dans l'infidélité et dans la concupiscence ; toute la terre devient ardente de
charité : les Princes renoncent à leurs grandeurs : les riches quittent leurs
biens ; les filles souffrent le martyre ; les enfants abandonnent la maison de
leurs pères, pour aller vivre dans les déserts. D'où vient cette force ? C'est
que le Messie est arrivé. Voilà l'effet et les marques de sa venue.
Depuis deux mille ans le Dieu des Juifs était demeuré inconnu parmi l'infinie
multitude des nations païennes ; et dans le temps prédit les Païens adorent en
foule cet unique Dieu : les temps sont détruits : les Rois mêmes se soumettent à
la croix. Qu'est-ce que tout cela ? C'est l'Esprit de Dieu qui est répandu sur
la terre.
[§] Il est prédit que le Messie viendrait établir une nouvelle alliance qui
ferait oublier la sortie d'Égypte (Ier. 23. 7.) ; qu'il mettrait sa loi non dans
[114] l'extérieur, mais dans les coeurs (Isai. 51. 7.) ; qu'il mettrait sa
crainte, qui n'avait été qu'au dehors, dans le milieu du coeur (Ier. 31. 33.).
Que les Juifs réprouveraient JÉSUS-CHRIST, et qu'ils seraient réprouvés de
Dieu (Idem 32. 40.), parce que la vigne élue ne donnerait que du verjus (Is. 5.
2. 3. 4. etc.). Que le peuple choisi serait infidèle, ingrat et incrédule,
populum non credentem, et contradicentem (Is. 65. 20.). Que Dieu les frapperait
d'aveuglement, et qu'ils tâtonneraient en plein midi comme des aveugles (Deut.
28. 28. 29.).
Que l'Église serait petite en son commencement, et croîtrait ensuite (Ezech.
17.).
Il est prédit qu'alors l'idolâtrie serait renversée ; que ce Messie abattrait
toutes les idoles, et ferait entrer les hommes dans le culte du vrai Dieu
(Ezech. 30. 13.).
Que les temples des idoles seraient abattus, et que parmi toutes les nations,
et en tous les lieux du monde on lui offrirait une hostie pure, et non pas des
animaux (Malach. 1. 11.).
Qu'il enseignerait aux hommes la voie parfaite. [115]
Qu'il serait Roi des Juifs et des Gentils.
Et jamais il n'est venu ni devant ni après aucun homme qui ait rien enseigné
approchant de cela.
[§] Après tant de gens qui ont prédit cet avènement, JÉSUS-CHRIST est enfin
venu dire : me voici, et voici le temps. Il est venu dire aux hommes, qu'ils
n'ont point d'autres ennemis qu'eux mêmes ; que ce sont leurs passions qui les
séparent de Dieu ; qu'il vient pour les en délivrer, et pour leur donner sa
grâce, afin de former de tous les hommes une Église sainte ; qu'il vient ramener
dans cette Église les Païens et les Juifs ; qu'il vient détruire les idoles des
uns, et la superstition des autres.
Ce que les Prophètes, leur a-t-il dit, ont prédit devoir arriver, je vous dis
que mes Apôtres vont être rebutés ; Jérusalem sera bientôt détruite ; les Païens
vont entrer dans la connaissance de Dieu ; et mes Apôtres les y vont faire
entrer, après que vous aurez tué l'héritier de la vigne. [116]
Ensuite les Apôtres ont dit aux Juifs : vous allez entrer dans la
connaissance de Dieu.
A cela s'opposent tous les hommes par l'opposition naturelle de leur
concupiscence. Ce Roi des Juifs et des Gentils est opprimé par les uns et par
les autres qui conspirent sa mort. Tout ce qui qu'il y a de grand dans le monde
s'unit contre cette Religion naissante, les savants, les sages, les Rois. Les
uns écrivent, les autres condamnent, les autres tuent. Et malgré toutes ces
oppositions, voilà JÉSUS-CHRIST, en peu de temps, régnant sur les uns et les
autres ; et détruisant et le culte Judaïque dans Jérusalem qui en était le
centre, et dont il fait sa première Église ; et le culte des idoles dans Rome
qui en était le centre, et dont il fait sa principale Église.
Des gens simples et sans force, comme les Apôtres et les premiers Chrétiens,
résistent à toutes les puissances de la terre ; se soumettent les Rois, les
savants, et les sages ; [117] et détruisent l'idolâtrie si établie. Et tout cela
se fait par la seule force de cette parole, qui l'avait prédit.
[§] Qui ne reconnaîtrait JÉSUS-CHRIST à tant de circonstances qui en ont été
prédites ? Car il est dit.
Qu'il aura un Précurseur (Malach. 3. 1.).
Qu'il naîtra enfant (Is. 9. 6.).
Qu'il naîtra dans la ville de Béthléem ; qu'il sortira de la famille de Juda
et de David ; qu'il paraîtra principalement dans Jérusalem (Mich. 5. 2.).
Qu'il doit aveugler les sages et les savants, et annoncer l'Évangile aux
pauvres et aux petits ; ouvrir les yeux des aveugles, et rendre la santé aux
infirmes, et mener à la lumière ceux qui languissent dans les ténèbres (Is. 6.
8. 29.).
Qu'il doit enseigner la voie [118] parfaite, et être précepteur des Gentils.
(Is. 42. 55.).
Qu'il doit être la victime pour les péchés du monde (Is. 53.).
Qu'il doit être la pierre d'achoppement et de scandale (Is. 8. 14.).
Que Jérusalem doit heurter contre cette pierre (ibid. 15.).
Que les édifiants doivent rejeter cette pierre (Ps. 117.).
Que Dieu doit faire de cette pierre le chef du coin (ibid.).
Et que cette pierre doit croître en une Montaigne immense, et remplir toute
la terre (Deut. 2. 35.).
Qu'ainsi il doit être rejeté, méconnu, trahi, vendu, souffleté, moqué,
affligé en une infinité de manières, abreuvé de fiel (Zachée. 11. 12.) ; qu'il
aurait les pieds et les mains percées, qu'on lui cracherait au visage, qu'il
serait tué, et ses habits jetés au sort (Ps. 68. 22. et 21. 17. 18. 19.).
Qu'il ressusciterait ; le troisième jour. (Is. 15. 10. ; Ozée 6,. 3.)
Qu'il monterait au ciel, pour s'asseoir à la droite de Dieu. (Ps. 109. 1.)
[119]
Que les Rois s'armeraient contre lui. (Ps. 2. 2.)
Qu'étant à la droite du Père, il sera victorieux de ses ennemis. (Ps. 109.
1.)
Que les Rois de la terre, et tous les peuples l'adoreraient. (Is. 60. 10.)
Que les Juifs subsisteront en nation. (Ierem. 31. 36.)
Qu'ils seront errants, sans Rois, sans sacrifice, sans autel, etc. (Ozee 3.
4.) sans Prophètes ; attendant le salut, et ne le trouvant point. (Amos. Is.
41.)
[§] Le Messie devait lui seul produire un grand peuple, élu, saint, et choisi
; le conduire, le nourrir, l'introduire dans le lieu de repos et de sainteté ;
le rendre saint à Dieu, en faire le temple de Dieu, le réconcilier à Dieu, le
sauver de la colère de Dieu, le délivrer de la servitude du péché qui règne
visiblement dans l'homme ; donner des lois à ce peuple, graver ces lois dans
leur coeur, s'offrir à Dieu pour eux, se sacrifier pour eux, être un hostie sans
tache, et lui même sacrificateur ; il devait s'offrir lui même, et offrir son
corps et son sang, et néanmoins offrir pain [120] et vin à Dieu. JÉSUS-CHRIST a
fait tout cela.
[§] Il est prédit qu'il devait venir un libérateur, qui écraserait la tête au
démon, qui devait délivrer son peuple de ses péchés, ex omnibus iniquitatibus :
qu'il devait y avoir un nouveau Testament qui serait éternel ; qu'il devait y
avoir une autre prêtrise selon l'ordre de Melchisedech ; que celle-là serait
éternelle ; que le CHRIST devait être glorieux, puissant, fort, et néanmoins si
misérable qu'il ne serait pas reconnu ; qu'on ne le prendrait pas pour ce qu'il
est, qu'on le rejetterait, qu'on le tuerait ; que son peuple qui l'aurait renié,
ne serait plus son peuple ; que les idolâtres le recevraient, et auraient
recours à lui ; qu'il quitterait Sion pour régner au centre de l'idolâtrie ; que
néanmoins les Juifs subsisteraient toujours ; qu'il devait sortir de Juda, et
qu'il n'y aurait plus de Rois.
[§] Les Prophètes sont mêlés de prophéties particulières, et de celles du
Messie ; afin que les prophéties du [121] Messie ne fussent pas sans preuves, et
que les prophéties particulières ne fussent pas sans fruit.
[§] Non habemus Regnem nisi Cæsarem, disaient les Juifs. Donc JÉSUS- CHRIST
était le Messie ; puisqu'ils n'avaient plus de Roi qu'un étranger, et qu'ils
n'en voulaient point d'autre.
[§] Les septante semaines de Daniel sont équivoques pour le terme du
commencement, à cause des termes de la prophétie, et pour le terme de la fin, à
cause des diversités des Chronologistes. Mais toute cette différence ne va qu'à
deux cens ans.
[§] Les prophéties qui représentent JÉSUS-CHRIST pauvre, le représentent
aussi maître des nations.
Les prophéties qui prédisent le temps, ne le prédisent que maître des Gentils
et souffrant, et non dans les nues ni juge. Et celles qui le représentent ainsi
jugeant les nations et glorieux, ne marquent point le temps. (Is. 53. Zach. 9.
9.)
[§] Quand il est parlé du Messie, [122] comme grand et glorieux, il est
visible que c'est pour juger le monde, et non pour le racheter. (Is. 65. 15.
16.)
[122] XVI
Diverses preuves de JÉSUS-CHRIST.
POUR ne pas croire les Apôtres, il faut dire qu'ils ont été trompés, ou
trompeurs. L'un et l'autre est difficile. Car, pour le premier, il n'est pas
possible de s'abuser à prendre un homme pour être ressuscité. Et pour l'autre,
l'hypothèse qu'ils aient été fourbes, est étrangement absurde. Qu'on la suive
tout au long. Qu'on s'imagine ces douze hommes assemblés après la mort de
JÉSUS-CHRIST, faisans le complot de dire qu'il est ressuscité. Ils attaquent par
là toutes les puissances. Le coeur des l'hommes est étrangement penchant à la
légèreté, au changement, aux promesses, aux biens. Si peu qu'un d'eux se fût
démenti par tous ces attraits, et qui plus est par les prisons, par les
tortures, et par la mort, il étaient perdus. Qu'on suive cela.
[§] Tandis que JÉSUS-CHRIST était avec eux, il les pouvait soutenir. Mais
après cela, s'il ne leur est apparu, qui les a fait agir ?
[§] Le style de l'Évangile est admirable en une infinité de manières, et
entre autres en ce qu'il n'y a aucune invective de la part des historiens contre
Judas, ou Pilate, ni contre aucun des ennemis ou des bourreaux de JÉSUS-CHRIST.
Si cette modestie des historiens Évangéliques avait été affectée, aussi bien
que tant d'autres traits d'un si beau caractère, et qu'ils ne l'eussent affectée
que pour la faire remarquer eux mêmes, ils n'auraient pas manqué de se procurer
des amis, qui eussent fait ces remarques à leur avantage. Mais ils ont agi de la
sorte sans affectation, et par un mouvement tout désintéressé, ils ne l'ont fait
remarquer par personne : je [124] ne sais même si cela a été remarqué jusques
ici : et c'est ce qui témoignage la naïveté avec laquelle la chose a été faite.
[§] JÉSUS-CHRIST a fait des miracles, et les Apôtres ensuite, et les premiers
Saints en ont fait aussi beaucoup ; parce que les prophéties n'étant pas encore
accomplies, et s'accomplissant par aux, rien ne rendait témoignage que les
miracles. Il était prédit que le Messie convertirait les nations. Comment cette
prophétie se fût elle accomplie sans la conversion des nations ? Et comment les
nations se fussent elles converties au Messie, ne voyant pas ce dernier effet
des prophéties qui le prouvent ? Avant donc qu'il fût mort, qu'il fût
ressuscité, et que les nations fussent converties, tout n'était pas accompli. Et
ainsi il a fallu des miracles pendant tout ce temps-là. Maintenant il n'en faut
plus pour prouver la vérité de la Religion Chrétienne ; car les prophéties
accomplies sont un miracle subsistant. [125]
[§] L'état où l'on voit les Juifs est encore une grande preuve de la
Religion. Car c'est une chose étonnante de voir ce peuple subsister depuis tant
d'années, et de la voir toujours misérable ; étant nécessaire pour la preuve de
JÉSUS-CHRIST, et qu'ils subsistent pour le prouver, et qu'ils soient misérables
puisqu'ils l'ont crucifié. Et quoiqu'il soit contraire d'être misérable et de
subsister, il subsiste néanmoins toujours malgré sa misère.
[§] Mais n'ont ils pas été presqu'au même état au temps de la captivité ?
Non. Le sceptre ne fût point interrompu par la captivité de Babylone, à cause
que le retour était promis, et prédit. Quand Nabuchodonosor emmena le peuple, de
peur qu'on ne crût que le sceptre fût ôté de Juda, il leur fût dit auparavant,
qu'ils y seraient peu, et qu'ils seraient rétablis. Ils furent toujours consolés
par les Prophètes, et leurs Rois continuèrent. Mais la seconde destruction est
sans promesse de rétablissement, sans [126] Prophètes, sans Rois, sans
consolation, sans espérance ; parce que le sceptre est ôté pour jamais.
Ce n'est pas avoir été captif que de l'avoir été avec l'assurance d'être
délivré dans soixante et dix ans. Mais maintenant ils le sont sans aucun espoir.
[§] Dieu leur a promis qu'encore qu'il les dispersât aux extrémités du monde,
néanmoins s'ils étaient fidèles à sa loi, il les rassemblerait. Ils y sont très
fidèles, et demeurent opprimés. Il faut donc que le Messie soit venu ; et que la
loi qui contenait ces promesses soit finie par l'établissement d'une loi
nouvelle.
[§] Si les Juifs eussent été tous convertis par JÉSUS-CHRIST, nous n'aurions
plus que des témoins suspects ; et s'ils avaient été exterminés, nous n'en
aurions point du tout.
[§] Les Juifs refusent, mais non pas tous. Les Saints le reçoivent, et non
les charnels. Et tant s'en faut que cela soit contre sa gloire, que c'est le
dernier trait qui l'achève. La [127] raison qu'ils en ont, et la seule qui se
trouve dans tous leurs écrits, dans le Talmud, et dans les Rabbins, n'est que
parce que JÉSUS-CHRIST n'a pas dompté les nations à main armée. JÉSUS-CHRIST a
été tué, disent-ils ; il a succombé ; il n'a pas dompté les Païens par sa force
; il ne nous a pas donné leurs dépouilles ; il ne donne point de richesses.
N'ont-ils que cela à dire ? C'est en cela qu'il m'est aimable. Je ne voudrais
point celui qu'ils se figurent.
[§] Qu'il est beau de voir par les yeux de la foi Darius, Cyrus, Alexandre,
les Romains, Pompée, et Hérode agir sans le savoir pour la gloire de l'Évangile
!
[127] XVII
Contre Mahomet.
LA Religion Mahométane a pour fondement l'Alchoran et Mahomet. Mais ce
Prophète qui devait être la dernière attente du monde a-t-il été prédit ? Et
quelle marque [128] a-t-il que n'ait aussi tout homme qui se voudra dire
Prophète ? Quels miracles dit-il lui même avoir faits ? Quel mystère a-t-il
enseigné selon sa tradition même ? Quelle morale, et quelle félicité ?
[§] Mahomet est sans autorité. Il faudrait donc que ses raisons fussent bien
puissantes ; n'ayant que leur propre force.
[§] Si deux hommes disent des choses qui paraissent basses ; mais que les
discours de l'un aient un double sens entendu par ceux qui le suivent, et que
les discours de l'autre n'aient qu'un seul sens ; si quelqu'un n'étant pas du
secret entend discourir les deux en cette sorte, il en fera un même jugement.
Mais si en suite dans le reste du discours l'un dit des choses angéliques, et
l'autre toujours des choses basses et communes, et mêmes sottises, il jugera que
l'un parlait avec mystère, et non pas l'autre ; l'un ayant assez montré qu'il
est incapable [129] de telles sottises, et capable d'être mystérieux ; et
l'autre qu'il est incapable de mystères, et capable de sottises.
[§] Ce n'est pas par ce qu'il y a d'obscur dans Mahomet, et qu'on peut faire
passer pour avoir un sens mystérieux, que je veux qu'on en juge ; mais par ce
qu'il y a de clair, par son paradis, et par le reste. C'est en cela qu'il est
ridicule. Il n'en est pas de même de l'Écriture. Je veux qu'il y ait des
obscurités ; mais il y a des clartés admirables, et des prophéties manifestes
accomplies. La partie n'est donc pas égale. Il ne faut pas confondre et égaler
les choses, qui ne se ressemblent que par l'obscurité et non pas par les
clartés, qui méritent quand elles sont divines qu'on révère les obscurités.
[§] L'Alchoran dit que S. Matthieu était homme de bien. Donc Mahomet était
faux Prophète ; ou en appelant gens de biens des méchants ; ou en ne les croyant
pas sur ce qu'ils ont dit de JÉSUS-CHRIST.
[§] Tout homme peut faire ce qu'à fait Mahomet ; car il n'a point fait de
miracles, il n'a point été prédit, etc. Nul homme ne peut [130] faire ce qu'à
fait JÉSUS-CHRIST.
[§] Mahomet s'est établi en tuant ; JÉSUS-CHRIST en faisant tuer les siens.
Mahomet en défendant de lire ; JÉSUS-CHRIST en ordonnant de lire. Enfin cela est
si contraire, que si Mahomet a pis la voie de réussir humainement, JÉSUS-CHRIST
a pris celle de périr humainement. Et au lieu de conclure, que puisque Mahomet a
réussi, JÉSUS-CHRIST a bien pu réussir ; il faut dire, que puisque Mahomet a
réussi, le Christianisme devait périr, s'il n'eût été soutenu par une force
toute divine.
[130] XVIII.
Dessein de Dieu de se cacher aux uns, et de se découvrir aux autres.
DIEU a voulu racheter les hommes, et ouvrir le salut ceux qui le
chercheraient. Mais les hommes s'en rendent si indignes, qu'il est [131] juste
qu'il refuse à quelques uns à cause de leur endurcissement ce qu'il accorde aux
autres par une miséricorde qui ne leur est pas due. S'il eût voulu surmonter
l'obstination des plus endurcis, il l'eût pu, en se découvrant si manifestement
à eux, qu'ils n'eussent pu douter de la vérité de son existence ; et c'est ainsi
qu'il paraîtra au dernier jour, avec un tel éclat de foudres, et un tel
renversement de la nature, que les plus aveugles le verront.
Ce n'est pas en cette sorte qu'il a voulu paraître dans son avènement de
douceurs ; parce que tant d'hommes se rendants indignes de sa clémence, il a
voulu les laisser dans la privation du bien qu'ils ne veulent pas. Il n'était
donc pas juste qu'il parût d'une manière manifestement divine, et absolument
capable de convaincre tous les hommes ; mais il n'était pas juste aussi qu'il
vînt d'une manière si cachée qu'il ne pût être reconnu de ceux qui le
chercheraient sincèrement. Il a voulu se rendre parfaitement connaissable à
ceux-là : et ainsi [132] voulant paraître à découvert à ceux qui le cherchent de
tout leur coeur, et caché à ceux qui le fuient de tout leur coeur, il tempère sa
connaissance, en sorte qu'il a donné des marques de soi visibles à ceux qui le
cherchent, et obscures à ceux qui ne le cherchent pas.
[§] Il y a assez de lumière pour ceux qui ne désirent que de voir, et assez
d'obscurité pour ceux qui ont une disposition contraire.
Il y a assez de clarté pour éclairer les élus, et assez d'obscurité pour les
humilier.
Il y a assez d'obscurité pour aveugler les réprouvés, et assez de clarté pour
les condamner et les rendre inexcusables.
[§] Si le monde subsistait pour instruire l'homme de l'existence de Dieu, sa
divinité y reluirait de toutes parts d'une manière incontestable. Mais comme il
ne subsiste que par JÉSUS-CHRIST, et pour JÉSUS-CHRIST, et pour instruire les
hommes et de leur corruption, et de leur Rédemption, tout y éclate des preuves
[133] de ces deux vérités. Ce qui y paraît ne marque ni une exclusion totale, ni
une présence manifeste de Divinité ; mais la présence d'un Dieu qui se cache ;
tout porte ce caractère.
[§] S'il n'avait jamais rien paru de Dieu, cette privation éternelle serait
équivoque, et pourrait aussi bien se rapporter à l'absence de toute Divinité,
qu'à l'indignité où seraient les hommes de le connaître. Mais de ce qu'il paraît
quelquefois et non pas toujours, cela ôte l'équivoque. S'il paraît une fois, il
est toujours. Et ainsi on n'en peut conclure autre chose, sinon qu'il y a un
Dieu, et que les hommes en sont indignes.
[§] Le dessein de Dieu est plus de perfectionner la volonté que l'esprit. Or
la clarté parfaite ne servirait qu'à l'esprit, et nuirait à la volonté.
[§] S'il n'y avait point d'obscurité, l'homme ne sentirait pas sa corruption.
S'il n'y avait point de lumière, l'homme n'espérerait point de remède. Ainsi il
est non seulement juste, mais utile pour nous, que Dieu soit caché en partie, et
découvert en [134] partie, puisqu'il est également dangereux à l'homme de
connaître Dieu sans connaître sa misère, et de connaître sa misère sans
connaître Dieu.
[§] Tout instruit l'homme de sa condition ; mais il le faut bien entendre ;
car il n'est pas vrai que Dieu se découvre en tout ; et il n'est pas vrai qu'il
se cache en tout. Mais il est vrai tout ensemble qu'il se cache à ceux qui le
tentent, et qu'il se découvre à ceux qui le cherchent ; parce que les hommes
sont tout ensemble indignes de Dieu, et capables de Dieu ; indignes par leur
corruption ; capables par leur première nature.
[§] Il n'y a rien sur la terre qui ne montre ou la misère de l'homme, ou la
miséricorde de Dieu, ou l'impuissance de l'homme sans Dieu, ou la puissance de
l'homme avec Dieu.
[§] Tout l'univers apprend à l'homme, ou qu'il est corrompu, ou qu'il est
racheté. Tout lui apprend sa grandeur, ou sa misère. L'abandon de Dieu paraît
dans les Païens, la protection de Dieu paraît dans les Juifs. [135]
[§] Tout tourne en bien pour les élus jusqu'aux obscurités de l'Écriture ;
car ils les honorent, à cause des clartés divines qu'ils y voient : et tout
tourne en mal aux réprouvés jusqu'aux clartés ; car ils les blasphèment, à cause
des obscurités qu'ils n'entendent pas.
[§] Si JÉSUS-CHRIST n'était venu que pour sanctifier, toute l'Écriture et
toutes choses y tendraient, et il serait bien aisé de convaincre les infidèles.
Mais comme il est venu in sanctificationem et in scandalum, comme dit Isaïe,
nous ne pouvons convaincre l'obstination des infidèles : mais cela ne fait rien
contre nous, puisque nous disons, qu'il n'y a point de conviction dans toute la
conduite de Dieu, pour les esprits opiniâtres, et qui ne recherchent pas
sincèrement la vérité.
[§] JÉSUS-CHRIST est venu, afin que ceux qui ne voyaient point vissent, et
que ceux qui voyaient devinssent aveugles : il est venu guérir les malades, et
laisser mourir les sains ; appeler les pécheurs à la [136] pénitence et les
justifier, et laisser ceux qui se croyaient justes dans leurs péchez ; remplir
les indignes, et laisser les riches vides.
[§] Que disent les Prophètes de JÉSUS-CHRIST ? qu'il sera évidemment Dieu ?
Non : mais qu'il est un dieu véritablement caché ; qu'il sera méconnu ; qu'on ne
pensera point que ce soit lui ; qu'il sera une pierre d'achoppement, à laquelle
plusieurs heurteront, etc.
[§] C'est pour rendre le Messie connaissable aux bons, et méconnaissable aux
méchants que Dieu l'a fait prédire de la sorte. Si la manière du Messie eût été
prédite clairement, il n'y eût point eu d'obscurité même pour les méchants. Si
le temps eût été prédit obscurément, il y eût eu obscurité même pour les bons ;
car la bonté de leur coeur ne leur eût pas fait entendre qu'un _, [1] par
exemple, signifie 600. ans. Mais le temps a été prédit clairement, et la manière
en figures.
Par ce moyen les méchants prenant les biens promis pour des biens [137]
temporels s'égarent malgré le temps prédit clairement, et les bons ne s'égarent
pas ; car l'intelligence des biens promis dépend du coeur qui appelle bien ce
qu'il aime ; mais l'intelligence du temps promis ne dépend point du coeur ; et
ainsi la prédiction claire du temps, et obscure des biens ne trompe que les
méchants.
[§] Comment fallait-il que fût le Messie, puisque par lui les sceptre devait
être éternellement en Juda, et qu'à son arrivée les sceptre devait être ôté de
Juda ?
Pour faire qu'en voyant ils ne voient point, et qu'entendant ils n'entendent
point, rien ne pouvait être mieux fait.
[§] Au lieu de se plaindre de ce que Dieu s'est caché, il faut lui rendre
grâce de ce qu'il s'est pas découvert aux sages ni aux superbes indignes de
connaître un Dieu si saint.
[§] La Généalogie de JÉSUS-CHRIST dans l'Ancien Testament est mêlée parmi
tant d'autres inutiles qu'on ne [138] peut presque la discerner. Si Moïse n'eût
tenu registre que des ancêtres de Jésus-Christ, cela eût été trop visible. Mais
après tout, qui regarde de prés, voit celle de JÉSUS-CHRIST bien discernée par
Thamar, Ruth, etc.
[§] Les faiblesses les plus apparentes sont des forces à ceux qui prennent
bien les choses. Par exemple, les deux Généalogie de S. Matthieu, et de S. Luc ;
il est visible que cela n'a pas été fait de concert.
[§] Qu'on ne nous reproche donc plus le manque de clarté, puisque nous en
faisons profession. Mais que l'on reconnaisse la vérité de la Religion dans
l'obscurité même de la Religion, dans le peu de lumière que nous en avons, et
dans l'indifférence que nous avons de la connaître.
[§] S'il n'y avait qu'une Religion, Dieu serait trop manifeste ; s'il n'y
avait de Martyrs qu'en notre Religion, de même.
[§] JÉSUS-CHRIST pour laisser les méchants dans l'aveuglement, ne dit [139]
pas qu'il n'est point de Nazareth, ni qu'il n'est point fils de Joseph.
[§] Comme Jésus-Christ est demeuré inconnu parmi les hommes, la vérité
demeure aussi parmi les opinions communes sans différence à l'extérieur. Ainsi
l'Eucharistie parmi le pain commun.
[§] Si la miséricorde de Dieu est si grande, qu'il nous instruit
salutairement, même lorsqu'il se cache, quelle lumière n'en devons nous pas
attendre lorsqu'il se découvre ?
[§] On n'entend rien aux ouvrages de Dieu, si on ne prend pour principe qu'il
aveugle les uns, et qu'il éclaire les autres.
[139] XIX
Que les vrais Chrétiens et les vrais Juifs n'ont qu'une même Religion.
LA Religion des Juifs semblait consister essentiellement en la paternité
d'Abraham, en la circoncision, aux sacrifices, aux cérémonies, [140] en l'Arche,
au Temple de Jérusalem, et enfin en la loi, et en l'alliance de Moïse.
Je dis, qu'elle ne consistait en aucune de ces choses, mais seulement en
l'amour de Dieu, et que Dieu réprouvait toutes les autres choses.
Que Dieu n'avait point d'égard au peuple charnel qui devait sortir d'Abraham.
Que les Juifs seront punis de Dieu comme les étrangers s'ils l'offensent. Si
vous oubliez Dieu, et que vous suiviez des dieux étrangers, je vous prédis, que
vous périrez de la même manière que les nations que Dieu a exterminées devant
vous. (Deuter. 8. 19. 20.)
Que les étrangers seront reçus de Dieu comme les Juifs, s'ils l'aiment.
Que les vrais Juifs ne considéraient leur mérite que de Dieu, et non
d'Abraham. Vous êtes véritablement notre Père, et Abraham ne nous a pas connus,
et Israël n'a pas eu connaissance de nous ; mais c'est vous qui êtes notre Père,
et notre rédempteur. (Is. 63. 16.)
Moïse même leur a dit, que Dieu [141] n'accepterait pas les personnes. Dieu,
dit-il, n'accepte pas les personnes, ni les sacrifices. (Deuter. 10. 7.)
Je dis, que la circoncision du coeur est ordonnée. Soyez circoncis du coeur ;
retranchez les superfluités de votre coeur, et ne vous endurcissez plus ; car
votre Dieu est un Dieu grand, puissant, et terrible, qui n'accepte pas les
personnes. (Deut. 10. 16. 17. ; Ierem. 4. 4.)
Que Dieu dit, qu'il le ferait un jour. Dieu te circoncira le coeur, et à tes
enfants, afin que tu l'aime de tout ton coeur. (Deut. 30. 6.)
[§] Je dis, que la circoncision était une figure ; qui avait été établie,
pour distinguer le peuple Juifs de toutes les autres nations.
Et de là vient qu'étant dans le désert, ils ne furent pas circoncis, parce
qu'ils ne pouvaient se confondre avec les autres peuples ; et que depuis que
JÉSUS-CHRIST est venu cela n'est plus nécessaire. [142]
Que l'amour de Dieu est recommandé en tout. Je prends à témoin le ciel et la
terre que j'ai mis devant vous la mort et la vie ; afin que vous choisissiez la
vie, et que vous aimiez Dieu, et que vous lui obéissiez ; car c'est Dieu qui est
votre vie. (Deut. 30. 19. 20.)
Il est dit, que les Juifs faute de cet amour seraient réprouvés pour leurs
crimes, et les Païens élus en leur place. Je me cacherai d'eux dans la vue de
leurs derniers crimes ; car c'est une nation méchante et infidèle. (Deut. 32.
20. 21.) Ils m'ont provoqué à courroux par les choses que ne sont point des
Dieux ; et je les provoquerai à jalousie par un peuple qui n'est pas mon peuple,
et par une nation sans science et sans intelligence. (Is. 65.)
Que les biens temporels sont faux, et que le vrai bien est d'être uni à Dieu.
(Ps. 72.)
Que leurs fêtes déplaisent à Dieu. (Amos. 5. 21.)
Que les sacrifices des Juifs déplaisent à Dieu, et non seulement des méchants
Juifs, mais qu'il ne plaît pas même en ceux des bons, comme il paraît par le
Psaume 49. où, avant que d'adresser son discours aux méchants par ces paroles,
Peccatori autem dixit Deus, il dit qu'il ne veut point des sacrifices des bêtes,
ni de leur sang.
Que les sacrifices des Païens seront reçus de Dieu ; et que Dieu retirera sa
volonté des sacrifices des Juifs. (Malac. 1. 11. ; I Rois. 15. 22. ; Ozée 6. 6.)
Que Dieu fera une nouvelle alliance par le Messie ; et que l'ancienne sera
rejetée. (Ierem. 31. 31.)
Que les anciennes choses seront oubliées. (Is. 43. 18. 19.)
Qu'on en se souviendra plus de l'Arche. (Ierem. 3. 16.)
Que le temple serait rejeté. (Ierem. 7. 12. 13. 14.)
Que les sacrifices seraient rejetés, et d'autres sacrifices purs établis.
(Malach. 1. 10. 11.)
Que l'ordre de la sacrificature d'Aaron sera réprouvé, et celle de
Melchisedech introduite par le Messie. (Ps. 109.)
Que cette sacrificature serait éternelle. (ibid.)
Que Jérusalem serait réprouvée, et un nouveau nom donné. (Is. 65.)
Que ce dernier nom serait meilleurs que celui des Juifs, et éternel. (Is. 56.
5.) [143]
Que les Juifs devaient être sans Prophètes, sans Rois, sans Princes, sans
sacrifices, sans autel. (Ozée 3. 4.)
Que les Juifs subsisteraient toujours néanmoins en peuple. (Ierem. 31. 36.)
[144] XX.
On ne connaît Dieu utilement que par Jésus-Christ.
LA plupart de ceux qui entreprennent de prouver la Divinité aux impies,
commencent d'ordinaire par les ouvrages de la nature, et ils y réussissent
rarement. Je n'attaque pas la solidité de ces preuves consacrées par l'Écriture
sainte : elles sont conformes à la raison ; mais souvent elles ne sont pas assez
conformes, et assez proportionnées à la disposition de l'esprit de ceux pour qui
elles sont destinées.
Car il faut remarquer qu'on n'adresse pas ce discours à ceux qui ont la foi
vive dans le coeur, et qui voient incontinent, que tout ce qui [145] est, n'est
autre chose que l'ouvrage du Dieu qu'ils adorent. C'est à eux que toute la
nature parle pour son auteur, et que les Cieux annoncent la gloire de Dieu. Mais
pour ceux en qui cette lumière est éteinte, et dans lesquels on a dessein de la
faire revivre ; ces personnes destituées de foi, et de charité, qui ne trouvent
que ténèbres et obscurité dans toute la nature ; il semble que ce ne soit pas le
moyen de les ramener, que de ne leur donner pour preuves de ce grand et
important sujet que le cours de la Lune ou des planètes, ou des raisonnements
communs, et contre lesquels ils se sont continuellement roidis. L'endurcissement
de leur esprit les a rendus sourds à cette voix de la nature, qui a retenti
continuellement à leurs oreilles ; et l'expérience fait voir, que bien loin
qu'on les emporte par ce moyen, rien n'est plus capable au contraire de les
rebuter, et de leur ôter l'espérance de trouver la vérité, que de prétendre les
en convaincre seulement par ces sortes de raisonnements, et de leur [146] dire,
qu'ils y doivent voir la vérité à découvert.
Ce n'est pas de cette sorte que l'Écriture, qui connaît mieux que nous les
choses qui sont de Dieu, en parle. Elle nous dit bien, que la beauté des
créatures fait connaître celui qui en est l'auteur ; mais elle ne nous dit pas,
qu'elles fassent cet effet dans tout le monde. Elle nous avertit au contraire,
que quand elles le font, ce n'est pas par elles mêmes, mais par la lumière que
Dieu répand en même temps dans l'esprit de ceux à qui il se découvre par ce
moyen. Quod notum est Dei, manifestatum est in illis, Deus enim illis
manifestavit (Rom. 1. 19.). Elle nous dit généralement, que Dieu est un Dieu
caché, Vere tu es Deus absconditus [N.D.C. Is. 45, 15] ; et que depuis la
corruption de la nature, il a laissé les hommes dans un aveuglement dont ils ne
peuvent sortir que par JÉSUS-CHRIST, hors duquel toute communication avec Dieu
nous est ôtée. Nemo novit patrem nisi filius, aut cui volueri filius revelare
(Matth. 11. 27).
C'est encore ce que l'Écriture [147] nous marque, lorsqu'elle nous dit en
tant d'endroits, que ceux qui cherchent Dieu le trouve ; car on ne parle point
ainsi d'une lumière claire et évidente : on ne la cherche point ; elle se
découvre, et se fait voir d'elle même.
[§] Les preuves de Dieu métaphysiques sont si éloignées du raisonnement des
hommes, et si impliquées, qu'elles frappent peu ; et quand cela servirait à
quelques uns, ce ne serait que pendant l'instant qu'ils voient cette
démonstration ; mais une heure après ils craignent de s'être trompés. Quod
curiositate cognoverint, superbiâ amiserunt. [N.D.C. cf. Aug., Serm. CXLI In Jn
14, 6, II, 2, P. L. 38, 777, li. 9 : quod curiositate invenerunt, superbia
perdiderunt]
D'ailleurs ces sortes de preuves ne nous peuvent conduire qu'à une
connaissance spéculative de Dieu, et ne le connaître que de cette sorte, c'est
ne le connaître pas.
La Divinité des Chrétiens ne consiste pas en un Dieu simplement auteur des
vérités Géométriques et de l'ordre des éléments ; c'est la part des Païens. Elle
ne consiste pas simplement en un Dieu qui exerce sa [148] providence sur la vie
et sur les biens des hommes, pour donner une heureuse suite d'années à ceux qui
l'adorent ; c'est le partage des Juifs. Mais le Dieu d'Abraham, et de Jacob, le
Dieu des Chrétiens est un Dieu d'amour et de consolation : c'est un Dieu qui
remplit l'âme et le coeur de ceux qu'il possède : c'est un Dieu qui leur fait
sentir intérieurement leur misère, et sa miséricorde infinie ; qui s'unit au
fonds de leur âme, qui la remplit d'humilité, de joie, de confiance, d'amour ;
qui les rend incapables d'autre fin que de lui-même.
Le Dieu des Chrétiens est un Dieu qui fait sentir à l'âme, qu'il est son
unique bien, que tout son repos est en lui, et qu'elle n'aura de joie qu'à
l'aimer ; et qui lui fait en même temps abhorrer les obstacles qui la retiennent
et l'empêchent de l'aimer de toutes ses forces. L'amour propre et la
concupiscence qui l'arrêtent lui sont insupportables. Ce Dieu lui fait sentir,
qu'elle a ce fonds d'amour propre, et que lui seul l'en peut guérir. [149]
Voilà ce que c'est que de connaître Dieu en Chrétien. Mais pour le connaître
de cette manière, il faut connaître en même temps sa misère, son indignité, et
le besoin qu'on a d'un médiateur pour se rapprocher de Dieu, et pour s'unir à
lui. Il ne faut point séparer ces connaissances ; parce qu'étant séparées, elles
sont non seulement inutiles, mais nuisibles. La connaissance de Dieu sans celle
de notre misère fait l'orgueil. La connaissance de notre misère sans celle de
JÉSUS-CHRIST fait le désespoir. Mais la connaissance de Jésus-Christ nous
exempte et de l'orgueil, et du désespoir ; parce que nous y trouvons Dieu, nôtre
misère, et la voie unique de la réparer.
Nous pouvons connaître Dieu, sans connaître nos misères ; ou nos misères,
sans connaître Dieu ; ou même Dieu et nos misères, sans connaître le moyen de
nous délivrer des misères qui nous accablent. Mais nous ne pouvons connaître
JÉSUS-CHRIST, sans connaître tout [150] ensemble et Dieu, et nos misères, et le
remède de nos misères ; parce que JÉSUS-CHRIST n'est pas simplement Dieu, mais
que c'est un Dieu réparateur de nos misères.
Ainsi tous ceux qui cherchent Dieu sans JÉSUS-CHRIST, ne trouvent aucune
lumière qui les satisfasse, ou qui leur soit véritablement utile. Car, ou ils
n'arrivent pas jusqu'à connaître qu'il y a un Dieu ; ou, s'ils y arrivent, c'est
inutilement pour eux ; parce qu'ils se forment un moyen de communiquer sans
médiateur avec ce Dieu qu'ils ont connu sans médiateur. De sorte qu'ils tombent
ou dans l'Athéisme, ou dans le Déisme, qui sont deux choses que la Religion
Chrétienne abhorre presque également.
Il faut donc tendre uniquement à connaître JÉSUS-CHRIST, puisque c'est par
lui seul que nous pouvons prétendre connaître Dieu d'une manière qui nous soit
utile.
C'est lui qui est le vrai Dieu des hommes, c'est-à-dire des misérables, et
des pécheurs. Il est le [151] centre de tout, et l'objet de tout ; et qui ne le
connaît pas, ne connaît rien dans l'ordre du monde, ni dans soi même. Car non
seulement nous ne connaissons Dieu que par JÉSUS-CHRIST, mais nous ne nous
connaissons nous mêmes que par JÉSUS-CHRIST.
Sans JÉSUS-CHRIST il faut que l'homme soit dans le vice et dans la misère ;
avec JÉSUS-CHRIST l'homme est exempt de vice et de misère. En lui est tout notre
bonheur, notre vertu, notre vie, notre lumière, notre espérance ; et hors de lui
il n'y a que vice, misère, ténèbres, désespoir, et nous ne voyons qu'obscurité
et confusion dans la nature de Dieu, et dans notre propre nature.
[152] XXI.
Contrariétés étonnantes qui se trouvent dans la nature de l'homme à l'égard
de la vérité, du bonheur, et de plusieurs autres choses.
RIEN n'est plus étrange dans la nature de l'homme que les contrariétés que
l'on y découvre à l'égard de toutes choses. Il est fait pour connaître la vérité
; il la désire ardemment, il la cherche ; et cependant quand il tâche de la
saisir, il s'éblouit et se confond de telle sorte, qu'il donne sujet de lui en
disputer la possession. C'est ce qui a fait naître les deux sectes de
Pyrrhoniens et de Dogmatistes, dont les uns ont voulu ravir à l'homme toute
connaissance de la vérité, et les autres tâchent de la lui assurer ; mais chacun
avec des raisons si peu vraisemblables qu'elles augmentent la confusion et
l'embarras de l'homme, lorsqu'il n'a [ 153] point d'autre lumière que celle
qu'il trouve dans sa nature.
Les principales raisons des Pyrrhoniens sont, que nous n'avons aucune
certitude de la vérité des principes, hors la foi et la révélation, sinon en ce
que nous les sentons naturellement en nous. Or, disent-ils, ce sentiment naturel
n'est pas une preuve convaincante de leur vérité ; puis que n'y ayant point de
certitude hors la foi ; si l'homme est créé par un Dieu bon, ou par un démon
méchant, s'il a esté de tout temps, ou s'il s'est fait par hasard, il est en
doute si ces principes nous sont donnés ou véritables, ou faux, ou incertains
selon nôtre origine. De plus, que personne n'a d'assurance hors la foi, s'il
veille, ou s'il dort ; vu que durant le sommeil on ne croit pas moins fermement
veiller, qu'en veillant effectivement. On croit voir les espaces, les figures,
les mouvements ; on sent couler le temps, on le mesure ; et enfin on agit de
même qu'éveillé. De sorte que la moitié de la vie se passant en sommeil par
notre propre aveu, ou, quoiqu'il [154] nous en paraisse, nous n'avons aucune
idée du vrai, tous nos sentiments étants alors des illusions, qui sait si cette
autre moitié de la vie où nous pensons veiller n'est pas un sommeil un peu
différent du premier, dont nous nous éveillons quand nous pensons dormir, comme
on rêve souvent qu'on rêve en entassant songes sur songes ?
Je laisse les discours que font les Pyrrhoniens contre les impressions de la
coutume, de l'éducation, des moeurs, des pays, et les autres choses semblables,
qui entraînent la plus grande partie des hommes qui ne dogmatisent que sur ces
vains fondements.
L'unique fort des Dogmatistes, c'est qu'en parlant de bonne foi et
sincèrement on ne peut douter des principes naturels. Nous connaissons,
disent-ils, la vérité, non seulement par raisonnement, mais aussi par sentiment,
et par une intelligence vive et lumineuse ; et c'est de cette dernière sorte que
nous connaissons les premiers principes. C'est en vain que le [155] raisonnement
qui n'y a point de part essaye de les combattre. Les Pyrrhoniens qui n'ont que
cela pour objet y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point,
quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison. Cette impuissance
conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non pas l'incertitude
de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent. Car la connaissance des
premiers principes, comme, par exemple, qu'il y a espace, temps, mouvement,
nombre, matière, est aussi ferme qu'aucune de celle que nos raisonnements nous
donnent. Et c'est sur ces connaissances d'intelligences et de sentiment qu'il
faut que la raison s'appuie, et qu'elle fonde tout son discours. Je sens qu'il y
a trois dimensions dans l'espace, et que les nombres sont infinis ; et la raison
démontre ensuite, qu'il n'y a point deux nombres carrés, dont l'un soit double
de l'autre. Les principes se sentent ; les propositions se concluent ; le tout
avec certitude, quoique par [156] différentes voies. Et il est aussi ridicule
que la raison demande au sentiment, et à l'intelligence des preuves de ces
premiers principes pour y consentir, qu'il serait ridicule que l'intelligence
demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu'elle démontre.
Cette impuissance ne peut donc servir qu'à humilier la raison qui voudrait juger
de tout ; mais non pas à combattre notre certitude, comme s'il n'y avait que la
raison capable de nous instruire. Plût à Dieu que nous n'en eussions au
contraire jamais besoin, et que nous connussions toutes choses par instinct et
par sentiment. Mais la nature nous a refusé ce bien, et elle ne nous a donné que
très peu de connaissances de cette sorte : toutes les autres ne peuvent être
acquises que par le raisonnement.
Voilà donc la guerre ouverte entre les hommes. Il faut que chacun prenne
parti, et se range nécessairement ou au Dogmatisme, ou au Pyrrhonisme ; car qui
penserait demeurer neutre serait Pyrrhonien par excellence : [157] cette
neutralité est l'essence du Pyrrhonisme ; qui n'est pas contr' eux est
excellemment pour eux. Que sera donc l'homme en cet état ? Doutera-t-il de tout
? Doutera-t-il s'il veille, si on le pince, si on le brûle ? Doutera-t-il s'il
est ? On n'en saurait venir là : et je mets en fait qu'il n'y a jamais eu de
Pyrrhonien effectif et parfait. La nature soutient la raison impuissante, et
l'empêche d'extravaguer jusqu'à ce point. Dira-t-il au contraire, qu'il possède
certainement la vérité, lui qui, si peu qu'on le pousse, n'en peut montrer aucun
titre, et est forcé de lâcher prise ?
Qui démêlera cet embrouillement ? La nature confond les Pyrrhoniens, et la
raison confond les Dogmatistes. Que deviendrez-vous donc, ô hommes, qui cherchez
votre véritable condition par votre raison naturelle ? Vous ne pouvez fuir une
de ces sectes, ni subsister dans aucune.
Voilà ce qu'est l'homme à l'égard de la vérité. Considérons-le maintenant à
l'égard de la félicité qu'il [158] recherche avec tant d'ardeur en toutes ses
actions. Car tous les hommes désirent d'être heureux ; cela est sans exception.
Quelques différents moyens qu'il y emploient, ils tendent tous à ce but. Ce qui
fait que l'un va à la guerre, et que l'autre n'y va pas, c'est ce même désir qui
est dans tous les deux accompagné de différentes vues. La volonté ne fait jamais
la moindre démarche que vers cet objet. C'est le motif de toutes les actions de
tous les hommes, jusqu'à ceux qui se tuent et qui se pendant.
Et cependant depuis un si grand nombre d'années, jamais personne sans la foi
n'est arrivé à ce point, où tous tendent continuellement. Tous se plaignent,
Princes, sujets ; nobles, roturiers ; vieillards, jeunes ; forts, faibles ;
savants, ignorants ; sains, malades ; de tous pays, de tous temps, de tous âges,
et de toutes conditions.
Une épreuve si longue, si continuelle, et si uniforme devrait bien nous
convaincre de l'impuissance où nous sommes, d'arriver au bien par [159] nos
efforts. Mais l'exemple ne nous instruit point. Il n'est jamais si parfaitement
semblable, qu'il n'y ait quelque délicate différence ; et c'est de là que nous
attendons que notre espérance ne sera pas déçue en cette occasion comme en
l'autre. Ainsi le présent ne nous satisfaisant jamais ; l'espérance nous pipe,
et de malheur en malheur nous mène jusqu'à la mort qui en est le comble éternel.
C'est une chose étrange, qu'il n'y a rien dans la nature qui n'ai esté
capable de tenir la place de la fin et du bonheur de l'homme, êtres, éléments,
plantes, animaux, insectes, maladies, guerre, vices, crimes, etc. L'homme estant
déchu de son état naturel, il n'y a rien à quoi il n'ait esté capable de se
porter. Depuis qu'il a perdu le vrai bien, tout également peut lui paraître tel,
jusqu'à sa destruction propre, toute contrainte qu'elle est à la raison et à la
nature tout ensemble.
Les uns ont cherché la félicité dans l'autorité, les autres dans les
curiosités et dans les sciences, les [160] autres dans les voluptés. Ces trois
concupiscences ont fait trois sectes, et ceux qu'ont appelle Philosophes n'ont
fait effectivement que suivre une des trois. Ceux qui en ont le plus approché
ont considéré, qu'il est nécessaire que le bien universel que tous les hommes
désirent, et où tous doivent avoir part, ne soit dans aucune des choses
particulières qui ne peuvent être possédées que par un seul, et qui estant
partagées affligent plus leur possesseur par le manque de la partie qu'il n'a
pas, qu'elles ne le contentent par la jouissants de celle qui lui appartient.
Ils ont compris que le vrai bien devait être tel que tous pussent le posséder à
la fois sans diminution, et sans envie, et que personne ne le pût perdre contre
son gré. Ils l'ont compris, mais ils ne l'ont pu trouver ; et au lieu d'un bien
solide et effectif, ils n'ont embrassé que l'image creuse d'une vertu
fantastique.
Notre instinct nous fait sentir qu'il faut chercher notre bonheur dans nous.
Nos passions nous [161] poussent au dehors, quand même les objets ne
s'offriraient pas pour les exciter. Les objets du dehors nous tentent d'eux-
mêmes, et nous appellent, quand même nous n'y pensons pas. Ainsi les Philosophes
ont beau dire : rentrez en vous mêmes, vous y trouverez votre bien ; on ne les
croit pas ; et ceux qui les croient sont les plus vides et les plus sots. Car
qu'y a-t-il de plus ridicule et de plus vain que ce que proposent Stoïciens, et
de plus faux que tous leurs raisonnements ?
Ils concluent qu'on peut toujours ce qu'on peut quelquefois, et que puisque
le désir de la gloire fait bien faire quelque chose à ceux qu'il possède, les
autres le pourront bien aussi. Ce sont des mouvements fiévreux que la santé ne
peut imiter.
[§] La guerre intérieure de la raison contre les passions a fait que ceux qui
ont voulu avoir la paix se sont partagés en deux sectes. Les uns ont voulu
renoncer aux passions, et devenir Dieux. Les autres ont voulu y renoncer à la
raison, et devenir bêtes. [162] Mais ils ne l'ont pu ni les uns ni les autres ;
et la raison demeure toujours qui accuse la bassesse et l'injustice des
passions, et trouble le repos de ceux qui s'y abandonnent : et les passions sont
toujours vivantes dans ceux mêmes qui veulent y renoncer.
Voilà ce que peut l'homme par lui même et par ses propres efforts à l'égard
du vrai, et du bien. Nous avons une impuissance à prouver, invincible à tout le
Dogmatisme. Nous avons une idée de la vérité, invincible à tout le Pyrrhonisme.
Nous souhaitons la vérité, et ne trouvons en nous qu'incertitude. Nous cherchons
le bonheur, et ne trouvons que misère. Nous sommes incapables et de certitude et
de bonheur. Ce désir nous est laissé, tant pour nous punir, que pour nous faire
sentir, d'où nous sommes tombés.
[§] Si l'homme n'est fait pour Dieu, pourquoi n'est-il heureux qu'en Dieu ?
Si l'homme est fait pour Dieu, pourquoi est-il si contraire à Dieu ?
[§] L'homme ne sait à quel rang se mettre. Il est visiblement égaré, et sent
en lui des restes d'un état heureux, dont il est déchu, et qu'il ne peut
retrouver. Il le cherche par tout avec inquiétude et sans succès dans des
ténèbres impénétrables.
C'est la source des combats des Philosophes, dont les uns ont pris à tâche
d'élever l'homme en découvrant ses grandeurs, et les autres de l'abaisser en
représentant ses misères. Ce qu'il y a de plus étrange, c'est que chaque parti
se sert des raisons de l'autre pour établir son opinion. Car la misère de
l'homme se conclut de sa grandeur et sa grandeur se conclut de sa misère. Ainsi
les uns ont d'autant mieux conclu la misère, qu'ils en ont pris pour preuve la
grandeur ; et les autres ont conclu la grandeur avec d'autant plus de force,
qu'ils l'ont tirée de la misère même. Tout ce que les uns ont pu dire pour
montrer la grandeur, n'a servi que d'un argument aux autres, pour conclure la
misère ; puis que c'est être d'autant plus misérable, qu'on est [164] tombé de
plus haut : et les autres au contraire. Ils se sont élevés les uns sur les
autres par un cercle sans fin, estant certain qu'à mesure que les hommes ont
plus de lumière ils découvrent de plus en plus en l'homme de la misère et de la
grandeur. En un mot l'homme connaît qu'il est misérable. Il est donc misérable,
puis qu'il le connaît ; mais il est bien grand, puis qu'il connaît qu'il est
misérable.
Quelle chimère est-ce donc que l'homme ? Quelle nouveauté, quel chaos, quel
sujet de contradiction ? Juge de toutes choses, imbécile ver de terre ;
dépositaire du vrai, amas d'incertitudes ; gloire, et rebut de l'univers. S'il
se vante, je l'abaisse ; s'il s'abaisse, je le vante, et le contredits toujours,
jusqu'à ce qu'il comprenne, qu'il est un monstre incompréhensible.
[165] XXII.
Connaissance générale de l'homme.
LA première chose qui s'offre à l'homme, quand il regarde, c'est son corps,
c'est à dire une certaine portion de matière qui lui est propre. Mais pour
comprendre ce qu'elle est, il faut qu'il la compare avec tout ce qui est au
dessus de lui, et tout ce qui est au dessous, afin de reconnaître ses justes
bornes.
Qu'il ne s'arrête donc pas à regarder simplement les objets qui
l'environnent. Qu'il contemple la nature dans sa haute et pleine majesté. Qu'il
considère cette éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle, pour éclairer
l'univers. Que la terre lui paroisse comme un point au prix du vaste tour que
cet astre décrit. Et qu'il s'étonne de ce que ce vaste tour lui même n'est qu'un
point très délicat, à l'égard de celui que les astres qui roulent dans le
firmament embrassent. Mais [166] si notre vue s'arrête là, que l'imagination
passe outre. Elle se lassera plutôt de concevoir, que la nature de fournir. Tout
ce que nous voyons du monde n'est qu'un trait imperceptible dans l'ample sein de
la nature. Nulle idée n'approche de l'étendue de ses espaces. Nous avons beau
enfler nos conceptions, nous n'enfantons que des atomes, au prix de la réalité
des choses. C'est une sphère infinie, dont le centre est par tout, la
circonférence nulle part. Enfin c'est un des plus grands caractères sensibles de
la toute puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée.
Que l'homme estant revenu à soi, considère ce qu'il est, au prix de ce qui
est. Qu'il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature. Et que
de ce que lui paraîtra ce petit cachot, où il se trouve logé, c'est-à-dire ce
monde visible, il apprenne à estimer la terre, les Royaumes, les villes, et soi-
même son juste prix.
Qu'est-ce qu'un homme dans [167] l'infini ? Qui le peut comprendre ? Mais
pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu'il recherche dans ce
qu'il connaît les choses les plus délicates. Qu'un ciron, par exemple, lui offre
dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des
jambes avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines,
des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces
gouttes. Que divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces, et ses
conceptions ; et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui
de notre discours. Il pensera peut-être, que c'est là l'extrême petitesse de la
nature. Je veux lui peindre non seulement l'univers visible, mais encore tout ce
qu'il est capable de concevoir de l'immensité de la nature, dans l'enceinte de
cet atome imperceptible. Qu'il y voie un infinité de mondes, dont chacun a son
firmament, ses planètes, sa terre, en la même [168] proportion que le monde
visible ; dans cette terre des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il
retrouvera ce que les premiers ont donné, trouvant encore dans les autres la
même chose, sans fin et sans repos. qu'il se perde dans ces merveilles aussi
étonnantes par leur petitesse, que les autres par leur étendue. Car, qui
n'admirera que notre corps, qui tantôt n'était pas perceptible dans l'univers,
imperceptible lui-même dans le sein du tout, soi maintenant un colosse, un
monde, ou plutôt un tout, à l'égard de la dernière petitesse où l'on ne peut
arriver ?
Que si considérera de la sorte, s'effrayera sans doute, de se voir comme
suspendu dans la masse que la nature lui a donné entre ces deux abîmes de
l'infini et du néant, dont il est également éloigné. Il tremblera dans la vue de
ces merveilles ; et je croix que sa curiosité se changeant en admiration, il
sera plus disposé à les contempler en silence, qu'à les rechercher avec
présomption. [169]
Car enfin, qu'est-ce l'homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'infini,
un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. Il est infiniment
éloigné des deux extrêmes ; et son être n'est pas moins distant du néant d'où il
est tiré, que de l'infini où il est englouti.
Son intelligence tient dans l'ordre des choses intelligibles le même rang que
son corps dans l'étendue de la nature ; et tout ce qu'elle peut faire est
d'apercevoir quelque apparence du milieu des choses, dans un désespoir éternel
d'en connaître ni le principe ni la fin. Toutes choses sont sorties du néant, et
portées jusqu'à l'infini. Qui peut suivre ces étonnantes démarches ? L'auteur de
ces merveilles les comprend ; nul autre ne le peut faire.
Cet état qui tient le milieu entre les extrêmes. Trop de bruit nous assourdit
; trop de lumière nous éblouit ; trop de distance, é trop de proximité [170]
empêchent la vue ; trop de longueur, et trop de breveté obscurcissent un
discours ; trop de plaisir incommode ; trop de consonances déplaisent. Nous ne
sentons ni l'extrême chaud, ni l'extrême froid. Les qualités excessives nous
sont ennemies, et non pas sensibles. Nous ne les sentons plus, nous les
souffrons. Trop de jeunesse et trop de vieilles empêchent l'esprit ; trop et
trop peu de nourritures troublent ses actions ; trop et trop peu d'instruction
l'abêtissent. Les choses extrêmes sont pour nous ; comme si elles n'étaient pas
; et nous ne sommes point à leur égard. Elles nous échappent, ou nous à elles.
Voilà notre état véritable. C'est ce qui resserre nos connaissances en de
certaines bornes que nous ne passons pas ; incapables de savoir tout, et
d'ignorer tout absolument. Nous sommes sur un milieu vaste, toujours incertains
et flottants entre l'ignorance et la connaissance ; et si nous pensons aller
plus avant, notre objet branle, et échappe nos prises ; il se [171] dérobe, et
fuit d'une fuite éternelle : rien ne le peut arrêter. C'est nôtre condition
naturelle, et toutefois la plus contraire à notre inclination. Nous brûlons du
désir d'approfondir tout, et d'édifier une tour, qui s'élève jusqu'à l'infini.
Mais tout notre édifice craque, et la terre s'ouvre jusqu'aux abîmes.
[171] XXIII.
Grandeur de l'homme.
JE puis bien concevoir un homme sans mains, sans pieds ; et je le concevrais
même sans teste; si l'expérience ne m'apprenait que c'est par là qu'il pense.
C'est donc la pensée qui fait l'être de l'homme, et sans quoi on ne le peut
concevoir.
[§] Qu'est-ce qui sent du plaisir en nous ? Est-ce la main ? Est-ce le bras ?
Est-ce la chair ? Est-ce le sang ? On verra qu'il faut que ce soit quelque chose
d'immatériel.
[§] L'homme est si grand, que sa grandeur parois même en ce qu'il [172] se
connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable. Il est vrai que c'est
être misérable, que de se connaître misérable ; mais c'est aussi être grand, que
de connaître qu'on est misérable. Ainsi toutes ses misères prouvent sa grandeur.
Ce sont misères de grand Seigneur, misères d'un Roi dépossédé.
[§] Qui se trouve malheureux de n'être pas Roi, sinon un Roi dépossédé ?
Trouverait-on Paul Émile malheureux de n'être plus consul ? Au contraire tout le
monde trouvait qu'il était heureux de l'avoir été ; parce que sa condition
n'était pas de l'être toujours. Mais on trouvait Persée si malheureux de n'être
plus Roi, parce que sa condition était de l'être toujours, qu'on trouvait
étrange qu'il pût supporter la vie. Qui se trouve malheureux de n'avoir qu'une
bouche ? Et qui ne se trouve malheureux de n'avoir qu'un oeil ? On ne s'est peut
être jamais avisé de s'affliger de n'avoir pas trois yeux ; mais on est
inconsolable de n'en avoir qu'un. [173]
[§] Nous avons un si grande idée de l'âme de l'homme, que nous ne pouvons
souffrir d'en être méprisés, et de n'être pas dans l'estime d'une âme : et toute
la félicité des hommes consiste dans cette estime.
Si d'un côté cette fausse gloire que les hommes cherchent est une grande
marque de leur misère, et de leur bassesse, c'en est une aussi de leur
excellence. Car quelques possessions qu'il ait sur la terre, de quelque santé et
commodité essentielle qu'il jouisse, il n'est pas satisfait s'il n'est dans
l'estime des hommes. Il estime si grande la raison de l'homme, que quelque
avantage qu'il ait dans le monde, il se croit malheureux, s'il n'est placé aussi
avantageusement dans la raison de l'homme. C'est la plus belle place du monde :
rien ne le peut détourner de ce désir ; et c'est la qualité la plus ineffaçable
du coeur de l'homme. Jusque là que ceux qui méprisent le plus les hommes et qui
les égalent aux bêtes, en veulent encore être admirés, et se contredisent à eux
mêmes par leur [174] propre sentiment ; leur nature qui est plus forte que toute
leur raison les convainquant plus fortement de la grandeur de l'homme, que la
raison ne les convainc de sa bassesse.
[§] L'homme n'est qu'un roseau le plus faible de la nature ; mais c'est un
roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser. Une
vapeur, une goutte d'eau suffit pour le tuer. Mais quand l'univers l'écraserait,
l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue ; parce qu'il sait qu'il
meurt ; et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien.
Ainsi toute notre dignité consiste dans la pensée. C'est de là qu'il faut
nous relever, non de l'espace et de la durée. Travaillons donc à bien penser.
voilà le principe de la morale.
[§] Il est dangereux de trop faire voir à l'homme combien il est égal aux
bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Il est encore dangereux de lui faire voir
sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui laisser
ignorer l'un et l'autre. [175] Mais il est très avantageux de lui représenter
l'un et l'autre.
[§] Que l'homme donc s'estime son prix. Qu'il s'aime ; car il a en lui une
nature capable de bien ; mais qu'il n'aime pas pour cela les bassesses qui y
sont. Qu'il se méprise parce que cette capacité est vide ; mais qu'il ne méprise
pas pour cela cette capacité naturelle. Qu'il se haïsse ; qu'il s'aime : il a en
lui la capacité de connaître la vérité, et d'être heureux ; mais il n'a point de
vérité ou constante ou satisfaisante. Je voudrais donc porter l'homme à désirer
d'en trouver, à être prêt et dégagé de passions pour la suivre où il la trouvera
; et sachant combien sa connaissance s'est obscurcie par les passions, je
voudrais qu'il haït en soi la concupiscence qui la détermine d'elle même ; afin
qu'elle ne l'aveuglât point en faisant son choix, et qu'elle ne l'arrêtât point
quand il aura choisi.
[176] XXIV.
Vanité de l'homme.
NOUS ne nous contentons pas de la vie que nous avons en nous, et en notre
propre être : nous voulons vivre dans l'idée des autres d'une vie imaginaire ;
et nous nous efforçons pour cela de paraître. Nous travaillons incessamment à
embellir et conserver cet être imaginaire, et négligeons le véritable. Et si
nous avons ou la tranquillité, ou la générosité, ou la fidélité, nous nous
empressons de le faire savoir, afin d'attacher ces vertus à cet être
d'imagination : nous les détacherions plutôt de nous pour les y joindre ; et
nous serions volontiers poltrons, pour acquérir la réputation d'être vaillants.
Grande marque du néant de notre propre être, de n'être pas satisfait de l'un
sans l'autre, et de renoncer souvent à l'un pour l'autre ! Car qui ne mourrait
pour conserver son honneur, celui-là serait infâme. [177]
[§] La douceur de la gloire est si grande, qu'à quelque chose qu'on
l'attache, même à la mort, on l'aime.
[§] L'orgueil contrepèse toutes nos misères. Car, ou il les cache, ou s'il
les découvre, il se glorifie de les connaître.
[§] L'orgueil nous tient d'une possession si naturelle au lieu de nos misères
et de nos erreurs, que nous perdons même la vie avec joie, pourvu qu'on en
parle.
[§] La vanité est si ancrée dans le coeur de l'homme, qu'un goujat, un
marmiton, un crocheteur se vante, et veut avoir ses admirateurs. Et les
Philosophes mêmes en veulent. Ceux qui écrivent contre la gloire, veulent avoir
la gloire d'avoir bien écrit ; et ceux qui le lisent, veulent avoir la gloire de
l'avoir lu ; et moi qui écris ceci, j'ai peut-être cette envie ; et peut être
que ceux qui le liront l'auront aussi.
[§] Malgré la vue de toutes nos misères qui nous touchent, et qui nous
tiennent à la gorge, nous avons [178] un instinct que nous ne pouvons réprimer,
qui nous élève.
[§] Nous sommes si présomptueux, que nous voudrions être connus de toute la
terre, et même des gens qui viendront quand nous ne serons plus. Et nous sommes
si vains, que l'estime qui nous environnent nous amuse et nous contente.
[§] La chose la plus important à la vie c'est le choix d'un métier. Le hasard
en dispose. La coutume fait les maçons, [179] les soldats, les couvreurs. C'est
un excellent couvreur, dit-on ; et en parlant des soldats, ils sont bien fous,
dit-on. Et les autres au contraire ; il n'y a rien de grand que la guerre, le
reste des hommes sont des coquins. A force d'ouïr louer en l'enfance ces
métiers, et mépriser tous les autres, on choisit ; car naturellement on aime la
vertu, et l'on haït l'imprudence. Ces mots nous émeuvent : on ne pèche que dans
l'application : et la force de la coutume est si grande, que des pays entiers
sont tous de maçons, d'autres tous de soldats. Sans doute que la nature n'est
pas si uniforme. C'est donc la coutume qui fait cela, et qui entraîne la nature.
Mais quelque fois aussi la nature la surmonte, et retient l'homme dans son
instinct, malgré toute la coutume bonne ou mauvaise.
[§] La curiosité n'est que vanité. Le plus souvent on ne veut savoir que pour
en parler. On ne voyagerait pas sur la mer pour le seul plaisir de voir, sans
espérance de s'en entretenir jamais avec personne.
[§] On ne se soucie pas d'être estimé dans les villes où l'on ne fait que
passer ; mais quand on y doit demeurer un peu de temps on s'en soucie. Combien
de temps faut-il ? Un temps proportionné à notre durée vaine et chétive.
[§] Peu de chose nous console, parce que peu de chose nous afflige.
[§] Nous ne nous tenons jamais au présent. Nous anticipons l'avenir comme
trop lent, et comme pour le hâter ; ou nous rappelons le passé [180] pour
l'arrêter comme trop prompt. Si imprudents, que nous errons dans les temps qui
ne sont pas à nous, et ne pensons point au seul qui nous appartient : et si
vains, que nous songeons à ceux qui ne sont point, et laissons échapper sans
réflexion le seul qui subsiste. C'est que le présent d'ordinaire nous blesse.
Nous le cachons à notre vue, parce qu'il nous afflige ; et s'il nous est
agréable, nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par
l'avenir, et pensons à disposer les choses pour un temps où nous n'avons aucune
assurance d'arriver.
Que chacun examine sa pensée. Il la trouvera toûjours occupée au passé et à
l'avenir. Nous ne pensons presque point au présent ; et si nous y pensons, ce
n'est que pour en prendre des lumières, pour disposer l'avenir. Le présent n'est
jamais notre but. Le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est
notre objet. Ainsi nous ne vivons jamais ; mais nous espérons de vivre ; [181]
et nous disposant toûjours à être heureux, il est indubitable que nous ne le
serons jamais, si nous n'aspirons à une autre béatitude qu'à celle dont on peut
jouir en cette vie.
[§] Notre imagination nous grossit si fort le temps présent à force d'y faire
des réflexions continuelles, et amoindrit tellement l'éternité manque d'y faire
réflexion, que nous faisons de l'éternité un néant, et du néant une éternité. Et
tout cela a ses racines si vives en nous, que toute notre raison ne nous en peut
défendre.
[§] Cromwell allait ravager toute la Chrétienté : la famille Royale était
perdue, et la sienne à jamais puissante ; sans un petit grain de sable qui se
mit dans son urètre. Rome même allait trembler sous lui. Mais ce petit gravier,
qui n'était rien ailleurs, mis en cet endroit, le voilà mort, sa famille
abaissé, et le Roi rétabli.
[182] XXV.
Faiblesse de l'homme.
CE qui m'étonne le plus est de voir que tout le monde n'est pas étonné de sa
faiblesse. On agit sérieusement, et chacun suit sa condition ; non pas parce
qu'il est bon en effet de la suivre, puisque la mode en est ; mais comme si
chacun savait certainement où est la raison et la justice. On se trouve déçu à
toute heure, et par une plaisante humilité on croit que c'est sa faute, et non
pas celle de l'art qu'on se vante toujours d'avoir. Il est bon qu'il y ait
beaucoup de ces gens là au monde ; afin de montrer que l'homme est bien capable
des plus extravagantes opinions, puisqu'il est capable de croire qu'il n'est pas
dans cette faiblesse naturelle et inévitable, et qu'il est au contraire dans la
sagesse naturelle.
[§] La faiblesse de la raison de l'homme paraît bien davantage en ceux qui ne
la connaissent pas, qu'en ceux qui la connaissent. [183]
[§] Si on est trop jeune, on ne juge pas bien. Si on est trop vieil, de même.
Si on n'y songe pas assez, si on y songe trop, on s'entête, et l'on ne peut
trouver la vérité.
Si l'on considère son ouvrage incontinent après l'avoir fait, on en est
encore tout prévenu. Si trop longtemps après, on n'y entre plus.
Il n'y a qu'un point indivisible, qui soit le véritable lieu de voir les
tableaux. Les autres sont trop prés, trop loins, trop hauts, trop bas. La
perspective l'assigne dans l'art de la peinture. Mais dans la vérité et dans la
morale qui l'assignera.
[§] Cette maîtresse d'erreur que l'on appelle fantaisie et opinion, est
d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours. Car elle serait règle
infaillible de vérité, si elle l'était infaillible du mensonge. Mais estant le
plus souvent fausse, elle ne donne aucune marque de sa qualité, marquant de même
caractère le vrai et le faux.
Cette superbe puissance, ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler
[184] et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a établi
dans l'homme une seconde nature. Elle a ses heureux, et ses malheureux ; ses
sains, ses malades ; ses riches, ses pauvres ; ses fous, et ses sages : et rien
ne nous dépite davantage, que de voir qu'elle remplit ses hôtes d'une
satisfaction beaucoup plus pleine et entière que la raison, les habiles par
imagination se plaisant tout autrement en eux mêmes que les prudents ne se
peuvent raisonnablement plaire. Ils regardent les gens avec empire. Ils
disputent avec hardiesse et confiance, les autres avec crainte et défiance. Et
cette gaieté de visage leur donne souvent l'avantage dans l'opinion des
écoutants : tant les sages imaginaires ont de faveur auprès de leurs juges de
même nature. Elle ne peut rendre sages les fous ; mais elle les rend contents ;
à l'envi de la raison, qui ne peut rendre ses amis que misérables. L'une les
comble de gloire, l'autre les couvre de honte.
Qui dispense la réputation ? Qui [185] donne le respect et la vénération aux
personnes, aux ouvrages, aux grands, sinon l'opinion ? Combien toutes les
richesses de la terre sont elles insuffisantes sans son contentement ?
L'opinion dispose de tout. Elle fait la beauté, la justice, et le bonheur,
qui est le tout du monde. Je voudrais de bon coeur voir le livre italien, dont
je ne connais que le titre, qui vaut lui seul bien des livres, Della opinione
Regina del mundo. J'y souscris sans le connaître, sauf le mal s'il y en a.
[§] On ne voit presque rien de juste ou d'injuste, qui ne change de qualité,
en changeant de climat. Trois degrés d'élévation du Pôle renversent toute la
Jurisprudence. Un Méridien décide de la vérité, ou peu d'années de possession.
Les lois fondamentales changent. Le droit a ses époques. Plaisante justice
qu'une rivière ou une Montaigne borne ! Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au
delà.
[§] L'art de bouleverser les États est d'ébranler les coutumes établies, en
fondant jusques dans leur source, pour y faire remarquer le défaut [186]
d'autorité et de justice. Il faut, dit-on, recourir aux lois fondamentales et
primitives de l'État, qu'une coutume injuste a abolies. C'est un jeu sûr pour
tout perdre. Rien ne sera juste a cette balance. Cependant le peuple preste
l'oreille à ces discours ; il secoue le joug dés qu'il le reconnaît ; et les
grands en profitent à sa ruine, et à celle de ces curieux examinateurs des
coutumes reçues. Mais par un défaut contraire les hommes croient quelquefois
pouvoir faire avec justice tout ce qui n'est pas sans exemple.
[§] Le plus grand Philosophe du monde, sur une planche plus large qu'il ne
faut pour marcher à son ordinaire, s'il y a au dessous un précipice, quoique sa
raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n'en
sauraient soutenir la pensée sans pâtir et suer. Je ne veux pas rapporter tous
les effets. Qui ne sait qu'il y en a à qui la vue des chats, des rats,
l'écrasement d'un charbon emportent la raison hors des gonds ?
[§] Ne diriez-vous pas que ce [187] Magistrat dont la vieillesse vénérable
impose le respect à tout un peuple, se gouverne par une raison pure et sublime,
et qu'il juge des choses par leur nature, sans s'arrêter aux vaines
circonstances qui ne blessent que l'imagination des faibles ? Voyez-le entrer
dans la place où il doit rendre la justice. La voilà prêt à ouïr avec une
gravité exemplaire. Si l'Avocat vient à paraître, et que la nature lui ait donné
une voix enrouée, et un tour de visage bizarre, que le barbier l'ait mal rasé,
et que le hasard l'ait encore barbouillé, je parie la perte de la gravité du
Magistrat.
[§] L'esprit du plus grand homme du monde n'est pas si indépendant, qu'il ne
soit sujet a être troublé par le moindre tintamarre qui se fait autour de lui.
Il ne faut pas le bruit d'un canon pour empêcher ses pensées : il ne faut que le
bruit d'une girouette ou d'une poulie. Ne vous étonnez pas s'il ne raisonne pas
bien à présent : une mouche bourdonne à ses oreilles : c'en est assez pour le
rendre incapable de bon conseil. Si vous voulez [188] qu'il puisse trouver la
vérité, chassez cet animal qui tient la raison en échec, et trouble cette
puissante intelligence qui gouverne les villes et les Royaumes.
[§] Nous avons un autre principe d'erreur, savoir les maladies. Elles nous
gâtent le jugement et le sens. Et si les grandes l'altèrent sensiblement, je ne
doute point que les petites n'y fassent impression à proportion.
Notre propre intérêts est encore un merveilleux instrument pour nous crever
agréablement les yeux. L'affection ou la haine changent la justice. En effet,
combien un Avocat bien payé par avance trouve-t-il plus juste la cause qu'il
plaide ? Mais par une autre bizarrerie de l'esprit humain, j'en sais qui pour ne
pas tomber dans cet amour propre ont esté les plus injustes du monde à
contre-biais. Le moyen sûr de perdre une affaire toute juste était de la leur
faire recommander par leurs proches parents.
[§] La justice et la vérité sont [189] deux pointes si subtiles, que nos
instruments sont trop émoussez pour y toucher exactement. S'ils y arrivent, ils
en écachent la pointe, et appuient tout au tour, plus sur le faux que sur le
vrai.
[§] Les impressions anciennes ne sont pas seules capables de nous abuser. Les
charmes de la nouveauté ont le même pouvoir. De là viennent toutes les disputes
des hommes, qui se reprochent, ou de suivre les fausses impressions de leur
enfance, ou de courir témérairement après les nouvelles.
Qui tient le juste milieu ? Qu'il paroisse, et qu'il le prouve. Il n'y a
principe quelque naturel qu'il puisse être, même depuis l'enfance, qu'on ne
fasse passer pour une fausse impression, soit de l'instruction, soit des sens.
Parce, dit-on, que vous avez crû dés l'enfance qu'un coffre était vide lorsque
vous n'y voyiez rien, vous avez crû le vide possible : c'est une illusion de vos
sens fortifiée par la coutume, qu'il faut que la science corrige. Et les autres
disent au [190] contraire : parce qu'on vous a dit dans l'école, qu'il n'y a
point de vide, on a corrompu votre sens commun qui le comprenait si nettement
avant cette mauvaise impression, qu'il faut corriger en recourant à votre
première nature. Qui a donc trompé, les sens ou l'instruction ?
[§] toutes les occupations des hommes sont a avoir du bien ; et le titre par
lequel ils le possèdent n'est dans son origine que la fantaisie de ceux qui ont
fait les lois. Ils n'ont aussi aucune force pour le posséder sûrement : mille
accidents le leur ravissent. il en est de même de la science : la maladie nous
l'ôte.
[§] L'homme n'est donc qu'un sujet plein d'erreurs ineffaçables sans la
grâce. Rien ne lui montre la vérité : tout l'abuse. Les deux principes de
vérité, la raison, et les sens, outre qu'ils manquent souvent de sincérité,
s'abusent réciproquement l'un l'autre. Les sens abusent la raison par de fausses
apparences : et cette même piperie qu'ils lui apportent, ils la reçoivent d'elle
à leur tour : elle [191] s'en revanche. Les passions de l'âme troublent les
sens, et leur font des impressions fâcheuses. Ils mentent, et se trompent à
l'envi.
[§] Qu'est-ce que nos principes naturels, sinon nos principes accoutumés ?
Dans les enfants, ceux qu'ils ont reçus de la coutume de leur pères, comme la
chasse dans les animaux.
Une différente coutume donnera d'autres principes naturels. Cela se voit par
expérience. Et s'il y en a d'ineffaçables à la coutume, il y en a aussi de la
coutume ineffaçables à la nature. Cela dépend de la disposition.
Les pères craignent que l'amour naturel des enfants ne s'efface. Quelle est
donc cette nature sujette à être effacée ? La coutume est une seconde nature,
qui détruit la première. Pourquoi la coutume n'est-elle pas naturelle ? J'ai
bien peur que cette nature, ne soit elle-même qu'une première coutume, comme la
coutume est une seconde nature.
[192] XXVI.
Misère de l'homme.
Rien n'est plus capable de nous faire entrer dans la connaissance de la
misère des hommes, que de considérer la cause véritable de l'agitation
perpétuelle dans laquelle ils passent toute leur vie.
L'âme est jetée dans le corps pour y faire un séjour de peu de durée. Elle
sait que ce n'est qu'un passage à un voyage éternel, et qu'elle n'a que le peu
de temps que dure la vie pour s'y préparer. Les nécessités de la nature lui en
ravissent une très grande partie. Il ne lui reste que très peu dont elle puisse
disposer. Mais ce peu qui lui reste l'incommode si fort, et l'embarrasse si
étrangement, qu'elle ne songe qu'à le perdre. Ce lui est une peine insupportable
d'être obligée de vivre avec soi, et de penser à soi. Ainsi tout son soin est de
s'oublier soi-même, et de laisser couler ce temps si court et si précieux sans
[193] réflexion, en s'occupant de choses qui l'empêchent d'y penser.
C'est l'origine de toutes les occupations tumultuaires des hommes, et de tout
ce qu'on appelle divertissement ou passe temps, dans lesquels on n'a en effet
pour but que d'y laisser passer le temps, sans le sentir, ou plutôt sans se
sentir soi même, et d'éviter en perdant cette partie de la vie l'amertume et le
dégoût intérieur qui accompagnerait nécessairement l'attention que l'on ferait
sur soi même durant ce temps-là. L'âme ne trouve rien en elle qui la contente.
Elle n'y voit rien qui ne l'afflige, quand elle y pense. C'est ce qui la
contraint de se répandre au dehors, et de chercher dans l'application aux choses
extérieures, à perdre le souvenir de son état véritable. Sa joie consiste dans
cet oubli ; et il suffit pour la rendre misérable, de l'obliger de se voir, et
d'être avec soi.
On charge les hommes dés l'enfance du soin de leur honneur, de leurs biens,
et même du bien et de l'honneur de leurs parents et de leurs amis. [194] On les
accable de l'étude des langues, des sciences, des exercices, et des arts. On les
charge d'affaires : on leur fait entendre, qu'ils ne sauraient être heureux,
s'ils ne font en sorte par leur industrie et par leur soin, que leur fortune,
leur honneur, et même la fortune et l'honneur de leurs amis soient en bon état,
et qu'une seule de ces choses qui manque les rend malheureux. Ainsi on leur
donne des charges et des affaires qui les font tracasser dés la pointe du jour.
Voilà, direz-vous, une étrange manière de les rendre heureux. Que pourrait-on
faire de mieux pour les rendre malheureux ? Demandez vous ce qu'on pourrait
faire ? Il ne faudrait que leur ôter tous ces soins. Car alors ils se verraient,
et ils penseraient à eux même ; et c'est ce qui leur est insupportable. Aussi
après s'être chargés de tant d'affaires, s'ils ont quelque temps de relâche, ils
tâchent encore de le perdre à quelque divertissement qui les occupe tous
entiers, et les dérobe à eux mêmes.
C'est pourquoi quand je me suis [195] mis à considérer les diverses
agitations des hommes, les périls et les peines où ils s'exposent à la Cour, à
la guerre, dans la poursuite de leurs prétentions ambitieuses, d'où naissent
tant de querelles, de passions, et d'entreprises périlleuses et funestes ; j'ai
souvent dit, que tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas se tenir en
repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s'il savait
demeurer chez soi, n'en sortirait pas pour aller sur la mer, ou au siège d'une
place : et si on ne cherchait simplement qu'à vivre, on aurait peu de besoin de
ces occupations si dangereuses.
Mais quand j'y ai regardé de plus prés, j'ai trouvé que cet éloignement que
les hommes ont du repos, et de demeurer avec eux-mêmes, vient d'une cause bien
effective, c'est-à-dire du malheur naturel de notre condition faible et
mortelle, et si misérable, que rien ne nous peut consoler, lorsque rien ne nous
empêche d'y penser, et que nous ne voyons que nous. [196]
Je ne parle que de ceux qui se regardent sans aucune vue de Religion. Car il
est vrai que c'est une des merveilles de la Religion Chrétienne, de réconcilier
l'homme avec soi-même, en le réconciliant avec Dieu ; de lui rendre la vue de
soi-même supportable ; et de faire que la solitude et le repos soient plus
agréables à plusieurs, que l'agitation et le commerce des hommes. Aussi n'est-ce
pas en arrêtant l'homme dans lui même qu'elle produit tous ces effets
merveilleux. Ce n'est qu'en le portant jusqu'à Dieu, et en le soumettant dans le
sentiment de ses misères, par l'espérance d'une autre vie, qui l'en doit
entièrement délivrer.
Mais pour tous ceux qui n'agissent que par les mouvements qu'ils trouvent en
eux et dans leur nature, il est impossible qu'ils subsistent dans ce repos et de
se voir, sans être incontinent attaqués de chagrin et de tristesse. L'homme qui
n'aime que soi ne hait rien tant que d'être seul avec soi. Il ne recherche rien
que [197] pour soi, et ne suit rien tant que soi ; parce que quand il se voit,
il ne se voit pas tel qu'il se désire, et qu'il trouve en soi même un amas de
misères inévitables, et un vide de bien réels et solides qu'il est incapable de
remplir.
Qu'on choisisse telle condition qu'on voudra, et qu'on y assemble tous les
biens, et toutes les satisfactions qui semblent contenter un homme. Si celui
qu'on aura mis en cet état est sans occupation, et sans divertissement, et qu'on
le laisse faire réflexion sur ce qu'il est, cette félicité languissante ne le
soutiendra pas. Il tombera par nécessité dans des vues affligeantes de l'avenir
: et si on ne l'occupe hors de lui, le voila nécessairement malheureux.
La dignité royale n'est-elle pas assez grande d'elle même, pour rendre celui
qui la possède heureux par la seule vue de ce qu'il est ? Faudra-t-il encore le
divertir de cette pensée comme les gens du commun ? Je vois bien, que c'est
rendre un homme heureux, que de le détourner de la vue [198] de ses misères
domestiques, pour remplir toute sa pensée du soin de bien danser. Mais en
sera-t-il de même d'un Roi ? Et sera-t-il plus heureux en s'attachant à ces
vains amusements, qu'à la vue de sa grandeur ? Quel objet plus satisfaisant
pourrait-on donner à son esprit ? Ne serait-ce pas faire tort à sa joie,
d'occuper son âme à penser à ajuster ses pas à la cadence d'un air, ou à placer
adroitement une balle ; au lieu de le laisser jouir en repos de la contemplation
de la gloire majestueuse qui l'environne ? Qu'on en fasse l'épreuve ; qu'on
laisse un Roi tout seul, sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin dans
l'esprit, sans compagnie, penser à soi tout à loisir ; et l'on verra, qu'un Roi
qui se voit, est un homme plein de misères, et qui les ressent comme un autre.
Aussi on évite cela soigneusement, et il ne manque jamais d'y avoir auprès des
personnes des Rois un grand nombre de gens qui veillent à faire succéder le
divertissement aux affaires, et qui observent tout le temps de leur [199]
loisir, pour leur fournir des plaisirs et des jeux, en sorte qu'il n'y ait point
de vide. C'est à dire, qu'ils sont environnés de personnes, qui ont un soin
merveilleux de prendre garde que le Roi ne soit seul, et en état de penser à soi
; sachant qu'il sera malheureux, tout Roi qu'il est, s'il y pense.
Aussi la principale chose qui soutient les hommes dans les grandes charges,
d'ailleurs si pénibles, c'est qu'ils sont sans cesse détournés de penser à eux.
Prenez y garde. Qu'est-ce autre chose d'être Surintendant, Chancelier,
premier Président, que d'avoir un grand nombre de gens, qui viennent de tous
côtés, pour ne leur laisser par une heure en la journée où ils puissent penser à
eux mêmes ? Et quand ils sont dans la disgrâce, et qu'on les renvoie à leurs
maisons de campagne, où ils ne manquent ni de biens ni de domestiques pour les
assister en leurs besoins, ils ne laissent pas d'être misérables, parce que
personne ne les empêche plus de songer à eux. [200]
De là vient que tant de personnes se plaisent au jeu, à la chasse, et aux
autres divertissements qui occupent toute leur âme. Ce n'est pas qu'il y ait en
effet du bonheur dans ce que l'on peut acquérir par le moyen de ces jeux, ni
qu'on s'imagine que la vraie béatitude soit dans l'argent qu'on peut gagner au
jeu, ou dans le lièvre que l'on court. On n'en voudrait pas s'il était offert.
Ce n'est pas cet usage mol et paisible, et qui nous laisse penser à notre
malheureuse condition qu'on recherche ; mais c'est le tracas qui nous détourne
d'y penser.
De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le tumulte du monde ; que
la prison est un supplice si horrible ; et qu'il y a si peu de personnes qui
soient capables de souffrir la solitude.
Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux. Et ceux
qui s'amusent simplement à montrer la vanité et la bassesse des divertissements
des hommes, connaissent bien à la vérité une partie [201] de leurs misères ; car
c'en est une bien grande que de pouvoir prendre plaisir à des choses si basses,
et si méprisables : mais ils n'en connaissent pas le fonds qui leur rend ces
misères mêmes nécessaires, tant qu'ils ne sont pas guéries de cette misères
intérieure et naturelle, qui consiste à ne pouvoir souffrir la vue de soi-même.
Ce lièvre qu'ils auraient acheté ne les garantirait pas de cette vue ; mais la
chasse les en garantit. Ainsi quand on leur reproche, que ce qu'ils cherchent
avec tant d'ardeur ne sauraient les satisfaire ; qu'il n'y a rien de plus bas,
et de plus vain ; s'ils répondaient comme ils devraient le faire s'ils y
pensaient bien, ils en demeureraient d'accord : mais ils diraient en même temps
qu'il ne cherchent en cela qu'une occupation violente et impétueuse qui les
détourne de la vue d'eux-mêmes, et que c'est pour cela qu'ils se proposent un
objet attirant qui les charme et qui les occupent tous entiers. Mais ils ne
répondent pas cela, parce qu'ils ne se connaissent [202] pas eux mêmes. Un
Gentilhomme croit sincèrement qu'il y a quelque chose de grand et de noble dans
la chasse : il dira, que c'est un plaisir royal. Il en est de même des autres
choses dont la plupart des hommes s'occupent. On s'imagine qu'il y a quelque
chose de réel et de solide dans les objets mêmes. On se persuade que si l'on
avait obtenu cette charge, on se reposerait ensuite avec plaisir : et l'on ne
pense pas la nature insatiable de sa cupidité. On croit chercher sincèrement le
repos ; et l'on ne cherche en effet que l'agitation.
Les hommes ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement
et l'occupation au dehors, qui vient du ressentiment de leur misère continuelle.
Et ils ont un autre instinct secret qui reste de la grandeur de leur première
nature, qui leur fait connaître, que le bonheur n'est en effet que dans le
repos. Et de ces deux instincts contraires, il se forme en eux un projet confus,
qui se cache à leur vue dans le fonds de leur âme, [203] qui les porte à tendre
au repos par l'agitation, et à se figurer toujours, que la satisfaction qu'ils
n'ont point leur arrivera, si, en surmontant quelques difficultés qu'ils
envisagent, ils peuvent s'ouvrir par là la porte au repos.
Ainsi s'écoule toute la vie. On cherche le repos en combattant quelques
obstacles ; et si on les a surmontés, le repos devient insupportable. Car, ou
l'on pense aux misères qu'on a, ou à celles dont on est menacé. Et quand on se
verrait même assez à l'abri de toutes parts, l'ennui de son autorité privée ne
laisserait pas de sortir du fonds du coeur, où il a ses racines naturelles, et
de remplir l'esprit de son venin.
C'est pourquoi lorsque Cineas disait à Pyrrus qui se proposait de jouir du
repos avec ses amis après avoir conquis une grande partie du monde, qu'il serait
mieux d'avancer lui même son bonheur, en jouissant dés lors de ce repos, sans
l'aller chercher par tant de fatigues, il lui donnait un conseil qui recevait de
grandes difficultés, et qui n'était guère [204] plus raisonnable que le dessein
de ce jeune ambitieux. L'un et l'autre supposait que l'homme se pût contenter de
soi même et de ses biens présents, sans remplir le vide de son coeur
d'espérances imaginaires, ce qui est faux. Pyrrus ne pouvait être heureux ni
devant ni après avoir conquis le monde. Et peut-être que la vie molle que lui
conseillait son ministre était encore moins capable de le satisfaire, que
l'agitation de tant de guerres, et de tant de voyages qu'il méditait.
On doit donc reconnaître, que l'homme est si malheureux, qu'il s'ennuierait
même sans aucune cause étrangère d'ennui par le propre état de sa condition
naturelle : et il est avec cela si vain et si léger, qu'étant plein de mille
causes essentielles d'ennui, la moindre bagatelle suffit pour le divertir. De
sorte qu'à le considérer sérieusement, il est encore plus à plaindre de ce qu'il
se peut divertir à des choses si frivoles et si basses, que de ce qu'il
s'afflige de ses misères effectives ; et ses divertissements sont [205]
infiniment moins raisonnables que son ennui.
[§] D'où vient que cet homme qui a perdu depuis peu son fils unique, et qui
accablé de procès et de querelles était ce matin si troublé, n'y pense plus
maintenant ? Ne vous étonnez pas : il est tout occupé à voir par où passera un
cerf que ses chiens poursuivent avec ardeur depuis six heures. Il n'en faut pas
davantage pour l'homme, quelque plein de tristesse qu'il soit. Si l'on peut
gagner sur lui de le faire entrer en quelque divertissement, le voilà heureux
pendant ce temps-là, mais d'un bonheur faux et imaginaire, qui ne vient pas de
la possession de quelque bien réel et solide, mais d'une légèreté d'esprit qui
lui fait perdre le souvenir de ses véritables misères, pour s'attacher à des
objets bas et ridicules, indignes de son application. C'est une joie de malade
et de frénétique, qui ne vient pas de la santé de son âme, mais de son
dérèglement. C'est un ris de folie et d'illusion. Car c'est une chose étrange
[206] que de considérer ce qui plaît aux hommes dans les jeux et les
divertissements. Il est vrai qu'occupant l'esprit, ils le détournent du
sentiment de ses maux, ce qui est réel. Mais ils ne l'occupent que parce que
l'esprit s'y forme un objet imaginaire de passion auquel il s'attache.
Quel pensez vous que soit l'objet de ces gens qui jouent à la paume, avec
tant d'application d'esprit, et d'agitation de corps ? Celui de se vanter le
lendemain avec leurs amis qu'ils ont mieux joue qu'un autre. Voilà la source de
leur attachement. Ainsi les autres suent dans leurs cabinets, pour montrer aux
savants qu'ils ont résolu une question d'Algèbre qui ne l'avait pu être jusques
ici. Et tant d'autres s'exposent aux plus grands périls, pour se vanter ensuite
d'une place qu'ils auraient prise, aussi sottement à mon gré. Et enfin les
autres se tuent pour remarquer toutes ces choses, non pas pour en devenir plus
sages, mais seulement pour montrer qu'ils en connaissent la vanité : et ceux là
sont les plus sots de [207] la bande, puis qu'ils le sont avec connaissance ; au
lieu qu'on peut penser des autres, qu'ils ne le seraient pas, s'ils avaient
cette connaissance.
[§] Tel homme passe sa vie sans ennui en jouant tous les jours peu de chose,
qu'on rendrait malheureux en lui donnant tous les matins l'argent qu'il peut
gagner tous chaque jour, à condition de ne point jouer. On dira peut-être, que
c'est l'amusement du jeu qu'il cherche, et non pas le gain. Mais qu'on le fasse
jouer pour rien, il ne s'y échauffera pas, et s'y ennuiera. Ce n'est donc pas
l'amusement seul qu'il cherche : un amusement languissant et sans passion
l'ennuiera. Il faut qu'il s'y échauffe, et qu'il se pique lui même, en
s'imaginant qu'il serait heureux de gagner ce qu'il ne voudrait pas qu'on lui
donnât à condition de ne point jouer ; et qu'il se forme un objet de passion,
qui excite son désir, sa colère, sa crainte, son espérance.
Ainsi les divertissements qui font le bonheur des hommes ne sont pas [208]
seulement bas ; ils sont encore faux et trompeurs ; c'est à dire qu'ils ont pour
objet des fantômes et des illusions, qui seraient incapables d'occuper l'esprit
de l'homme, s'il n'avait perdu le sentiment et le goût du vrai bien, et s'il
n'était rempli de bassesse, de vanité, de légèreté, d'orgueil, et d'une infinité
d'autres vices : et ils ne nous soulagent dans nos misères, qu'en nous causant
une misère plus réelle, et plus effective. Car c'est ce qui nous empêche
principalement de songer à nous, et qui nous fait perdre insensiblement le
temps. Sans cela nous serions dans l'ennui, et cet ennui nous porterait à
chercher quelque moyen plus solide d'en sortir. Mais le divertissement nous
trompe, nous amuse, et nous fait arriver insensiblement à la mort.
[§] Les hommes n'ayant pu guérir la mort, la misère, l'ignorance, se sont
avisés, pour se rendre heureux, de n'y point penser : c'est tout ce qu'ils ont
pu inventer pour se consoler de tant de maux. Mais c'est une [209] consolation
bien misérable, puis qu'elle vas non pas à guérir le mal, mais à le cacher
simplement pour un peu de temps, et qu'en le cachant elle fait qu'on ne pense
pas à le guérir véritablement. Ainsi par un étrange renversement de la nature de
l'homme, il se trouve que l'ennui qui est son mal le plus sensible est en
quelque sorte son plus grand bien, parce qu'il peut contribuer plus que toute
chose à lui faire chercher sa véritable guérison ; et que le divertissement
qu'il regarde comme son plus grand bien est en effet son plus grand mal, parce
qu'il l'éloigne plus que toute chose de chercher le remède à ses maux. Et l'un
et l'autre est une preuve admirable de la misère, et de la corruption de
l'homme, et en même temps de sa grandeur ; puisque l'homme ne s'ennuie de tout,
et ne cherche cette multitude d'occupations que parce qu'il a l'idée du bonheur
qu'il a perdu ; lequel ne trouvant pas en soi, il le cherche inutilement dans
les choses extérieures, sans se pouvoir jamais contenter, parce qu'il [210]
n'est ni dans nous, ni dans les créatures, mais en Dieu seul.
XXVII.
Pensées sur les miracles.
IL faut juger de la doctrine par les miracles : il faut juger des miracles
par la doctrine. La doctrine discerne les miracles : et les miracles discernent
la doctrine. Tout cela est vrai ; mais cela ne se contredit pas.
[§] Il y a des miracles qui sont des preuves certaines de la vérité ; et il y
en a qui ne sont pas des preuves certaines de la vérité ; et il y en a qui ne
sont pas des preuves certaines de vérité. Il faut une marque pour les connaître
; autrement ils seraient inutiles. Or ils ne sont pas inutiles, et sont au
contraire fondements.
Il faut donc que la règle qu'on nous donne soit telle, qu'elle ne détruise
pas la preuve que les vrais miracles donnent de la vérité, qui est la fin
principale des miracles.
[§] S'il n'y avait point de miracles joints à la fausseté, il y aurait
certitude. [211] S'il n'y avait point de règle pour les discerner, les miracles
seraient inutiles, et il n'y aurait pas de raison de croire.
Moïse en a donné une, qui est lorsque le miracle mène à l'idolâtrie (Deut.
13. 1. 2. 3. etc.) ; et que JÉSUS-CHRIST une : Celui, dit-il, qui fait des
miracles en mon nom, ne peut à l'heure même mal parler de moi (Matt. 7. 38.).
D'où il s'ensuit que quiconque se déclare ouvertement contre JÉSUS-CHRIST ne
peut faire de miracles en son nom. Ainsi s'il en fait, ce n'est point au nom de
JÉSUS-CHRIST, et il ne doit point être écouté. Voilà les occasions d'exclusion à
la foi des miracles marquées. Il ne faut pas y donner d'autres exclusions. Dans
l'ancien Testament, quand on vous détournera de Dieu. Dans le nouveau, quand on
vous détournera de JÉSUS-CHRIST.
D'abord donc qu'on voit un miracle, il faut ou se soumettre, ou avoir
d'étranges marques du contraire. Il faut voir si celui qui le fait nie un Dieu,
ou JÉSUS-CHRIST.
[§] Toute Religion est fausse, qui [212] dans sa foi n'adore pas un Dieu
comme principe de toutes choses, et qui dans sa morale n'aime pas un seul Dieu
comme objet de toutes choses.
Toute Religion qui ne reconnaît pas maintenant JÉSUS-CHRIST est notoirement
fausse, et les miracles ne lui peuvent de rien servir.
[§] Les Juifs avaient une doctrine de Dieu, comme nous en avons une de
JÉSUS-CHRIST, et confirmée par miracle, et défense de croire à tous faiseurs de
miracles qui leur enseigneraient une doctrine contraire, et de plus ordre de
recourir aux grands Prêtres, et de s'en tenir à eux. Et ainsi toutes les raisons
que nous avons pour refuser de croire les faiseurs de miracles, il semble qu'ils
les avaient à l'égard de JÉSUS-CHRIST et des Apôtres.
Cependant il est certain, qu'ils étaient très coupables de refuser de les
croire à cause de leurs miracles puisque Jésus-Christ dit, qu'ils n'eussent pas
esté coupables, s'ils n'eussent point vu ses miracles ; [213] Si opera non
fecissem in eis qua nemo alius fecit, peccatum non haberent. Si je n'avais fait
parmi eux des oeuvres que jamais aucun autre n'a faites, ils n'auraient point de
péché (Iean. 25. 24.).
Il s'ensuit donc, qu'il jugeait que ses miracles étaient des preuves
certaines de ce qu'il enseignait, et que les Juifs avaient obligation de le
croire. Et en effet c'est particulièrement les miracles qui rendaient les Juifs
coupables dans leur incrédulité. Car les preuves qu'on eût pu tirer de
l'Écriture pendant la vie de JÉSUS-CHRIST n'auraient pas esté démonstratives. On
y voit par exemple que Moïse a dit, qu'un Prophète viendrait ; mais cela
n'aurait pas prouvé que JÉSUS-CHRIST fût ce Prophète, et c'était toute la
question. Ces passages faisaient voir qu'il pouvait être le Messie, et cela avec
ses miracles devait déterminer à croire qu'il l'était effectivement.
[§] Les prophéties seules ne pouvaient pas prouver JÉSUS-CHRIST pendant sa
vie. Et ainsi on n'eût pas esté coupable de ne pas croire [214] en lui avant sa
mort, si les miracles n'eussent pas esté décisifs. Donc les miracles suffisent
quand on ne voit pas que la doctrine soit contraire, et on y doit croire.
[§] JÉSUS-CHRIST a prouvé qu'il était le Messie, en vérifiant plutôt sa
doctrine et sa mission par ses miracles que par l'Écriture et par les
prophéties.
C'est par les miracles que Nicodème reconnaît que sa doctrine est de Dieu :
Scimus quia à Deo venisti, Magister ; nemo enim potest hæc signa facere quæ tu
facis, nisi fuerit Deus cum eo (Iean. 32.). Il ne juge pas des miracles par la
doctrine, mais de la doctrine par les miracles.
Aussi quand même la doctrine serait suspecte comme celle de JÉSUS- CHRIST
pouvait l'être à Nicodème, à cause qu'elle semblait détruire les traditions des
Pharisiens, s'il y a des miracles clairs et évidents du même côté, il faut que
l'évidence du miracle l'emporte sur ce qu'il y pourrait avoir de difficulté de
la part de la doctrine ; [215] ce qui est fondé sur ce principe immobile, que
Dieu ne peut induire en erreur.
Il y a un devoir réciproque entre Dieu et les hommes. Accusez moi, dit Dieu
dans Isaïe (Isa. 18.). Et en un autre endroit : Qu'ai-je dû faire à ma vigne,
que je ne lui aie fait ? (ibid. 5. 42.)
Les hommes doivent à Dieu de recevoir la Religion qu'il leur envoie. Dieu
doit aux hommes de ne les pas induire en erreur.
Or ils seraient induits en erreur, si les faiseurs de miracles annonçaient
une fausse doctrine qui ne parût pas visiblement fausse aux lumières du sens
commun, et si un plus grand faiseur de miracles n'avait déjà averti de ne les
pas croire.
Ainsi s'il y avait division dans l'Église, et que les Ariens, par exemple,
qui se disaient fondez sur l'Écriture comme les Catholiques, eussent fait des
miracles, et non les Catholiques, on eût esté induit en erreur. Car comme un
homme qui nous annonces les secrets de Dieu n'est pas digne d'être crû sur son
[216] autorité privée ; aussi un homme qui pour marque de la communication qu'il
a avec Dieu ressuscite les morts, prédit l'avenir, transporte les Montaignes,
guérit les maladies, mérite d'être crû, et on est impie si on ne s'y rend ; à
moins qu'il ne soit démenti par quelque autre qui fasse encore de plus grands
miracles.
Mais n'est-il pas dit que Dieu nous tente ? Et ainsi ne nous peut-il pas
tenter par des miracles qui semblent porter à la fausseté ?
Il y a bien de la différence entre tenter et induire en erreur. Dieu tente ;
mais il n'induit pas en erreur. Tenter c'est procurer les occasions qui
n'imposent point de nécessité. Induire en erreur c'est mettre l'homme dans la
nécessité de conclure, et suivre une fausseté. C'est ce que Dieu ne peut faire,
et ce qu'il ferait néanmoins, s'il permettait que dans une question obscure il
se fît des miracles du côté de la fausseté.
On doit conclure delà, qu'il est impossible qu'un homme cachant sa [217]
mauvaise doctrine, et n'en faisant paraître qu'une bonne, et se disant conforme
à Dieu et à l'Église, fasse des miracles, pour couler insensiblement une
doctrine fausse et subtile : cela ne se peut. Et encore moins que Dieu, qui
connaît les coeurs, fasse miracles en faveur d'une personne de cette sorte.
[§] Il y a bien de la différence entre n'être pas pour JÉSUS-CHRIST et le
dire ; ou n'être pas pour JÉSUS-CHRIST et feindre d'en être. Les premiers
pourraient peut-être faire des miracles, non les autres ; car il est clair des
uns, qu'ils font contre la vérité, non des autres ; et ainsi les miracles sont
plus clairs.
Les miracles discernent donc aux choses douteuses, entre les peuples Juif, et
Païens ; Juif, et Chrétien : Catholique, hérétique ; calomniez, calomniateurs ;
entre les trois croix.
C'est ce que l'on a vu dans tous les combats de la vérité contre l'erreur,
d'Abel contre Caïn, de Moïse contre les magiciens de Pharaon, d'Élie contre les
faux Prophètes, de [218] JÉSUS-CHRIST contre les Pharisiens, de Saint Paul
contre Barjesus, des Apôtres contre les Exorcistes, des Chrétiens contre les
infidèles, des Catholiques contre les hérétiques. Et c'est ce qui se verra aussi
dans le combat d'Élie et d'Énoch contre l'Antechrist. Toujours le vrai prévaut
en miracles.
Enfin jamais en la contention du vrai Dieu, ou de la vérité de la Religion,
il n'est arrivé de miracle du côté de l'erreur, qu'il n'en soit aussi arrivé de
plus grand du côté de la vérité.
Par cette règle, il est clair que les Juifs étaient obligez de croire JÉSUS-
CHRIST. JÉSUS-CHRIST leur étaient suspects. Mais ses miracles étaient infiniment
plus clairs que les soupçons que l'on avait contre lui. Il le fallait donc
croire.
[§] Du temps de JÉSUS-CHRIST les uns croyaient en lui ; les autres n'y
croyaient pas, à cause des prophéties qui disaient, que le Messie devait naître
en Béthléem, au lieu qu'on croyait que JÉSUS-CHRIST, était né dans [219]
Nazareth. Mais ils devaient mieux prendre garde, s'il n'était pas né en
Béthléem. Car ses miracles estant convainquants, ces prétendues contradictions
de sa doctrine à l'Écriture, et cette obscurité ne les excusait pas, mais les
aveuglait.
[§] JÉSUS-CHRIST guérit l'aveugle né, et fit quantité de miracles au jour du
sabbat. Par où il aveuglait les Pharisiens, qui disaient, qu'il fallait juger
des miracles par la doctrine.
Mais par la même règle qu'on devait croire JÉSUS-CHRIST, on ne devra point
croire l'Antechrist.
JÉSUS-CHRIST ne parlait ni contre Dieu, ni contre Moise. L'Antechrist et les
faux Prophètes prédits par l'un et l'autre Testament parleront ouvertement
contre Dieu et contre JÉSUS-CHRIST. Qui serait ennemi couvert, Dieu ne
permettrait pas qu'il fît des miracles ouvertement.
[§] Moïse a prédit JÉSUS-CHRIST, et ordonné de le suivre. JÉSUS-CHRIST a
prédit [220] l'Antechrist, et défendu de le suivre.
[§] Les miracles de JÉSUS-CHRIST ne sont pas prédits par l'Antechrist. Mais
les miracles de l'Antechrist sont prédits par JÉSUS-CHRIST. Et ainsi, si JÉSUS-
CHRIST n'était pas le Messie il aurait bien induit en erreur, mais on n'y
saurait être induit avec raison par les miracles de l'Antechrist. Et c'est
pourquoi les miracles de l'Antechrist ne nuisent point à ceux de Jésus- Christ.
Aussi quand JÉSUS-CHRIST a prédit les miracles de l'Antechrist, a-t-il crû
détruire la foi de ses propres miracles.
[§] Il n'y a nulle raison de croire à l'Antechrist, qui ne soit à croire en
JÉSUS-CHRIST. Mais il y en a à croire en Jésus-Christ qui ne sont pas à croire à
l'Antechrist.
[§] Les miracles ont servi à la fondation, et serviront à la continuation de
l'Église jusqu'à l'Antechrist, jusqu'à la fin.
C'est pourquoi Dieu afin de conserver cette preuve à son Église, ou il a
confondu les faux miracles, ou il les a prédits. Et par l'un et l'autre il [221]
s'est élevé au dessus de ce qui est surnaturel à notre égard, et nous y a élevez
nous mêmes.
Il en arrivera de même à l'avenir : ou Dieu ne permettra pas de faux
miracles, ou il en procurera de plus grands.
Car les miracles ont une telle force, qu'il a fallu que Dieu ait averti,
qu'on n'y pensât point, quand ils seraient contre lui, tout clair qu'il soit
qu'il y a un Dieu, sans quoi ils eussent esté capables de troubler.
Et ainsi tant s'en faut que ces passages du 13. chap. du Deutéronome, qui
portent, qu'il ne faut point croire ni écouter ceux qui feront des miracles, et
qui détournent du service de Dieu ; et celui de S. Marc ; Il s'élèvera de faux
Christs, et des faux Prophètes qui feront des prodiges et des choses étonnantes,
jusqu'à séduire, s'il était possibles, les élus mêmes (Marc. 13. 22.) ; et
quelques autres semblables fassent contre l'autorité des miracles, que rien n'en
marque davantage la force.
[§] Ce qui fait qu'on ne croit pas les vrais miracles, c'est le défaut de
[222] charité : Vous ne croyez pas, dit JÉSUS-CHRIST parlant aux Juifs, parce
que vous n'estes pas de mes brebis (Ioan. 10. 26.). Ce qui fait croire les faux
c'est le défaut de charité : Eo quod caritatem veritatis non receperunt ut salvi
fierent, ideo mittet illis Deus operationem erroris, ut credant mendacio (2.
Thess. 2. 10.).
[§] Lors que j'ai considéré d'où vient qu'on ajoute tant de foi à tant
d'imposteurs qui disent qu'ils ont des remèdes, jusqu'à mettre souvent sa vie
entre leurs mains, il m'a paru que la véritable cause de cela est qu'il y a de
vrais remèdes ; car il ne serait pas possible qu'il y en eût tant de faux, et
qu'on y donnât tant de créance, s'il n'y en avait de véritables. Si jamais il
n'y en avait eu, et que tous les maux eussent esté incurables, il est impossible
que les hommes se fussent imaginez qu'il en pourraient donner ; et encore plus
que tant d'autres eussent donné créance à ceux qui se fussent vantez d'en avoir.
De même que si un homme se vantait d'empêcher de mourir, personne ne le
croirait, parce qu'il n'y a aucun exemple [223] de cela. Mais comme il y a eu
quantité de remèdes qui se sont trouvez véritables par la connaissance même des
plus grands hommes, la créance des hommes s'est pliée par là ; parce que la
chose ne pouvant être niée en général, puis qu'il y a des effets particuliers
qui sont véritablement, le peuple qui ne peut pas discerner lesquels d'entre ces
effets particuliers sont les véritables, les croit tous. De même ce qui fait
qu'on croit tant de faux effets de la lune, c'est qu'il y en a de vrais, comme
le flux de la mer.
Ainsi il me paraît aussi évidemment qu'il n'y a tant de faux miracles, de
fausses révélations, de sortilèges, etc. que parce qu'il y en a de vrais ; ni de
fausses Religions, que parce qu'il y en a une véritable. Car s'il n'y avait
jamais eu rien de tout cela, il est comme impossible, que les hommes se le
fussent imaginé, et encore plus que tant d'autres l'eussent crû. Mais comme il y
a eu de très grandes choses véritables, et qu'ainsi elles ont esté crues par de
grands hommes, cette impression a esté cause que presque [224] tout le monde
s'est rendu capable de croire aussi les fausses. Et ainsi au lieu de conclure,
qu'il n'y a point de vrais miracles, puisqu'il y en a de faux, il faux dire au
contraire, qu'il y a des vrais miracles, puisqu'il y en a tant de faux, et qu'il
n'y en a de faux que par cette raison qu'il y en a de vrais ; et qu'il n'y a de
même de fausses Religions, que parce qu'il y en a une véritable. Cela vient de
ce que l'esprit de l'homme se trouvant plié de ce côté là par la vérité, devient
susceptible par là de toutes les faussetés.
[§] Il est dit : croyez à l'Église ; mais il n'est pas dit : croyez aux
miracles ; à cause que le dernier est naturel, et non pas le premier. L'un avait
besoin de précepte, non pas l'autre.
[§] Il y a si peu de personnes à qui Dieu se fasse paraître par ces coups
extraordinaires, qu'on doit bien profiter de ces occasions ; puisqu'il ne sort
du secret de la nature qui le couvre, que pour exciter notre foi à le servir
avec d'autant plus d'ardeur [225] que nous le connaissons avec plus de
certitude.
Si Dieu se découvrait continuellement, il n'y aurait point de mérite à le
croire ; et s'il ne se découvrait jamais, il y aurait peu de foi. Mais il se
cache ordinairement, et se découvre rarement à ceux qu'il veut engager dans son
service. Cet étrange secret, dans lequel Dieu s'est retiré, impénétrable à la
vue des hommes, est une grande leçon pour nous porter à la solitude, loin de la
vue des hommes. Il est demeuré caché sous le voile de la nature, qui nous le
couvre, jusques à l'incarnation ; et quand il a fallu qu'il ait paru, il s'est
encore plus caché en se couvrant de l'humanité. Il était bien plus
reconnaissable quand il était invisible, que non pas quand il s'est rendu
visible. Et enfin quand il a voulu accomplir la promesse qu'il fit à ses
Apôtres, de demeurer avec les hommes jusqu'à son dernier avènement, il a choisi
d'y demeurer dans le plus étrange et le plus obscur secret de tous, savoir sous
les [226] espèces de l'Eucharistie. C'est ce Sacrement que S. Jean appelle dans
l'Apocalypse une manne cachée [N. D. C. Apoc. 2,17] ; et je crois qu'Isaïe le
voyait en cet état, lorsqu'il dit en esprit de prophétie : véritablement tu es
un Dieu caché [N. D. C.. Is. 45, 15]. C'est là le dernier secret où il peut
être. Le voile de la nature qui couvre Dieu a esté pénétré par plusieurs
infidèles, qui, comme dit S. Paul, ont reconnu un Dieu invisible, par la nature
visible [N. D. C.. Rom. 1, 20]. Beaucoup de Chrétiens hérétiques l'ont connu à
travers son humanité, et adorent JÉSUS-CHRIST Dieu et homme. Mais pour nous,
nous devons nous estimer heureux de ce que Dieu nous éclaire jusques à la
reconnaître sous les espèces du pain et du vin.
On peut ajouter à ces considérations le secret de l'Esprit de Dieu caché
encore dans l'Écriture. Car il y a deux sens parfaits, le littéral et le
mystique ; et les Juifs s'arrêtant à l'un, ne pensent pas seulement qu'il y en
ait un autre, et ne songent pas à le chercher. De même que les impies voyant les
effets naturels, les [227] attribuent à la nature, sans penser qu'il y en ait un
autre auteur. Et comme les Juifs voyant un homme parfait en JÉSUS-CHRIST, n'ont
pas pensé à y chercher un autre homme : Nous n'avons pas pensé que ce fût lui,
dit encore Isaïe [N. D. C.. Is. 53, 3]. Et de même enfin que les hérétiques
voyant les apparences parfaites de pain dans l'Eucharistie ne pensent pas à y
chercher une autre substance. Toutes choses couvrent quelque mystère. Toutes
choses sont des voiles qui couvrent Dieu. Les Chrétiens doivent le reconnaître
en tout. Les afflictions temporelles couvrent les biens éternels où elles
conduisent. Les joies temporelles couvrent les maux éternels qu'elles causent.
Prions Dieu de nous le faire reconnaître et servir en tout ; et rendons lui des
grâces infinies, de ce que s'estant caché en toutes choses pour tant d'autres,
il s'est découvert en toutes choses et en tant de manières pour nous.
[228]
XXVIII.
Pensées Chrétiennes.
LES impies qui s'abandonnent aveuglément à leurs passions sans connaître
Dieu, et sans se mettre en peine de le chercher, vérifient par eux- mêmes ce
fondement de la foi qu'ils combattent, qui est que la nature des hommes est dans
la corruption. Et les Juifs qui combattent si opiniâtrement la Religion
Chrétienne, vérifient encore cet autre fondement de cette même foi qu'ils
attaquent, qui est que JÉSUS-CHRIST est le véritable Messie, et qu'il est venu
racheter les hommes, et les retirer de la corruption et de la misère où ils
étaient ; tant par l'état où l'on les voit aujourd'hui et qui se trouve prédit
dans les prophéties, que par ces mêmes prophéties qu'ils portent, et qu'ils
conservent inviolablement comme les marques auxquelles on doit reconnaître le
Messie. Ainsi les preuves de la corruption des [229] hommes, et de la rédemption
de JÉSUS-CHRIST, qui sont les deux principales vérités du Christianisme, se
tirent des impies qui vivent dans l'indifférence de la Religion, et des Juifs
qui en sont les ennemis irréconciliables.
[§] La dignité de l'homme consistait dans son innocence à dominer sur les
créatures, et à en user ; mais aujourd'hui elle consiste à s'en séparer, et à
s'y assujettir.
[§] Il y a un grand nombre de vérités, et de foi, et de morale, qui semblent
répugnantes et contraires, et qui subsistent toutes dans un ordre admirable.
La source de toutes les hérésies est l'exclusion de quelques unes de ces
vérités. Et la source de toutes les objections que nous font les hérétiques est
l'ignorance de quelques unes de nos vérités.
Et d'ordinaire il arrive que ne pouvant concevoir le rapport de deux vérités
opposées, et croyant que l'aveu de l'une enferme l'exclusion de l'autre, ils
s'attachent [230] à l'une, et ils excluent l'autre.
Les Nestoriens voulaient qu'il y eût deux personnes en JÉSUS-CHRIST, parce
qu'il y a deux natures : et les Eutychiens au contraire, qu'il n'y eût qu'une
nature parce qu'il n'y a qu'une personne. Les Catholiques sont Orthodoxes, parce
qu'ils joignent ensemble les deux vérités de deux natures et d'une seule
personne.
Nous croyons que la substance du pain étant changée en celle du corps de
notre Seigneur JÉSUS-CHRIST, il est présent réellement au S. Sacrement. Voilà
une des vérités. Une autre est, que ce Sacrement est aussi une figure de la
croix, et de la gloire, et une commémoration des deux. Voilà la foi Catholique
qui comprend ces deux vérités qui semblent opposées.
L'hérésie d'aujourd'hui ne concevant pas que ce Sacrement contient tout
ensemble et la présence de JÉSUS-CHRIST, et sa figure, et qu'il soit sacrifice,
et commémoration de sacrifice, croit qu'on ne peut [231] admettre l'une de ces
vérités, sans exclure l'autre.
Par cette raison ils s'attachent à ce point, que ce Sacrement est figuratif ;
et en cela ils ne sont pas hérétiques. Ils pensent que nous excluons cette
vérité ; et de là vient qu'ils nous font tant d'objections sur les passages des
Pères qui le disent. Enfin ils nient la présence réelle ; et en cela ils sont
hérétiques.
C'est pourquoi le plus court moyen pour empêcher les hérésies, est
d'instruire de toutes les vérités : et le plus sûr moyen de les réfuter, est de
les déclarer toutes.
[§] La grâce sera toujours dans le monde, et aussi dans la nature. Il y aura
toujours des Pélagiens, et toujours des Catholiques ; parce que la première
naissance fait les uns, et que la seconde naissance fait les autres.
[§] C'est l'Église qui mérite avec JÉSUS-CHRIST qui en est inséparable la
conversion de tous ceux qui ne sont pas dans la véritable Religion. Et ce sont
ensuite ces personnes converties qui secourent la mère qui les a délivrées.
[232]
[§] Le corps n'est non plus vivant sans le chef, que le chef sans le corps.
Quiconque se sépare de l'un ou de l'autre n'est plus du corps, et n'appartient
plus à JÉSUS-CHRIST. Toutes les vertus, le martyre, les austérités, et toutes
les bonnes oeuvres sont inutiles hors de l'Église, et de la communion du chef de
l'Église qui est le Pape.
[§] Ce sera une des confusions des damnés, de voir qu'il seront condamnés par
leur propre raison, par laquelle ils ont prétendu condamner la Religion
Chrétienne.
[§] Il faut juger de ce qui est bon ou mauvais, par la volonté de Dieu qui ne
peut être ni injuste ni aveugle, et non pas par la notre propre, qui est
toujours pleine de malice et d'erreur.
[§] JÉSUS CHRIST a donné dans l'Évangile cette marque pour reconnaître ceux
qui ont la foi, qui est qu'ils parleront un langage nouveau. Et en effet le
renouvellement des pensées et des désires cause celui des discours. Car ces
nouveautés qui ne [233] peuvent déplaire à Dieu, comme le vieil homme ne lui
peut plaire, sont différentes des nouveautés de la terre, en ce que les choses
du monde quelques nouvelles qu'elles soient vieillissent en durant, au lieu que
cet esprit nouveau se renouvelle d'autant plus qu'il dure davantage. Notre vieil
homme périt, dit Saint Paul, et se renouvelle de jour en jour [N. D. C. Col. 3,
9 - 10], et il ne sera parfaitement nouveau que dans l'éternité, où l'on
chantera sans cesse ce Cantique nouveau dont parle David dans ses Psaumes [N. D.
C. Ps 149], c'est-à-dire ce chant qui part de l'esprit nouveau de la charité.
[§] Quand Saint Pierre et les Apôtres délibèrent d'abolir la circoncision, où
il s'agissait d'agir contre la loi de Dieu, ils ne consultent point les
Prophètes, mais simplement la réception du Saint Esprit en la personne des
incirconcis. Ils jugent plus sûr que Dieu approuve ceux qu'il remplit de son
Esprit, que non pas qu'il faille observer la loi. Ils savaient que la fin de la
loi n'était que le S. Esprit ; et qu'ainsi puisqu'on [234] l'avait bien sans
circoncision, elle n'était pas nécessaire.
[§] Deux lois suffisent pour régler toute la République Chrétienne, mieux que
toutes les lois politiques, l'amour de Dieu, et celui du prochain.
[§] La Religion est proportionnée à toute sorte d'esprits. Le commun des
hommes s'arrête à l'état et à l'établissement où elle est : et cette Religion
est telle, que son seul établissement est suffisant pour en prouver la vérité.
Les autres vont jusqu'aux Apôtres. Les plus instruits vont jusqu'aux
commencement du monde. Les Anges la voient encore mieux, et de plus loin ; car
ils la voient en Dieu même.
[§] Ceux à qui Dieu a donné la Religion par sentiments du coeur sont bien
heureux, et bien persuadés. Mais pour ceux qui ne l'ont pas, nous ne pouvons la
leur procurer que par raisonnement, en attendant que Dieu la leur imprime lui
même dans le coeur, sans quoi la foi est inutile pour le salut. [235]
[§] Dieu pour se réserver à lui seul le droit de nous instruire, et pour nous
rendre la difficulté de notre être inintelligible, nous en a caché le noeud si
haut, ou pour mieux dire si bas, que nous étions incapables d'y arriver. De
sorte que ce n'est pas par les agitations de notre raison mais par la simple
soumission de la raison que nous pouvons véritablement nous connaître.
[§] Les impies qui font profession de suivre la raison doivent être
étrangement forts en raison. Que disent-ils donc ? Ne voyons nous pas,
disent-ils, mourir et vivre les bêtes comme les hommes, et les Turcs comme les
Chrétiens ? Ils ont leurs cérémonies, leurs Prophètes, leurs Docteurs, leurs
Saints, leurs Religieux comme nous etc. Cela est-il contraire à l'Écriture ? Ne
dit-elle pas tout cela ? Si vous ne vous souciez guère de savoir la vérité, en
voilà assez pour demeurer en repos. Mais si vous désirez de tout votre coeur de
la connaître, ce n'est pas assez : regardez au détail. C'en serait [236]
peut-être assez pour une vaine question de Philosophie ; mais ici où il y va de
toutŠ Et cependant après une réflexion légère de cette sorte, on s'amusera, etc.
[§] C'est une chose horrible de sentir continuellement s'écouler tout ce
qu'on possède, et qu'on s'y puisse attacher, sans avoir envie de chercher s'il
n'y a point quelque chose de permanent.
[§] Il faut vivre autrement dans le monde selon ces diverses suppositions :
si n pouvait y être toujours : s'il est sûr Qu'on n'y sera pas longtemps, et
incertain si on y sera une heure. Cette dernière supposition est la nôtre.
[§] Par les partis vous devez vous mettre en peine de rechercher la vérité.
Car si vous mourez sans adorer le vrai principe, vous êtes perdu. Mais, dites
vous, s'il avait voulu que je l'adorasse, il m'aurait laissé des signes de sa
volonté. Aussi a-t-il fait ; mais vous les négligez. Cherchez-les du moins :
cela le vaut bien.
[§] Les Athées doivent dire des [237] choses parfaitement claires. Or il
faudrait avoir perdu le sens pour dire qu'il est parfaitement clair que l'âme
est mortelle. Je trouve bon qu'on n'approfondisse pas l'opinion de Copernic :
mais il importe à toute la vie de savoir si l'âme est mortelle ou immortelle.
[§] Qui peut ne pas admirer et embrasser une Religion, qui connaît à fond ce
qu'on reconnaît d'autant plus qu'on a plus de lumière.
[§] Un homme qui découvre des preuves de la Religion Chrétienne est comme un
héritier qui trouve des titres de sa maison. Dira-t-il qu'ils sont faux ; et
négligera-t-il de les examiner ?
[§] Je ne vois pas qu'ils y ait plus de difficulté de croire la résurrection
des corps, et l'enfantement de la Vierge, que la création. Est-il plus difficile
de reproduire un homme, que de le produire ? Et si on n'avait jamais su ce que
c'est que génération, trouverait-on plus étrange qu'un enfant vint d'une fille
seule, que d'un homme et d'une femme ? [238]
[§] Il y a grande différence entre repos et sûreté de conscience. Rien ne
doit donner le repos que la recherche sincère de la vérité. Et rien ne peut
donner l'assurance que la vérité.
[§] Il y a deux vérités de foi également constantes : l'une, que l'homme dans
l'état de la création, ou dans celui de la grâce, est élevé au dessus de toute
la nature, rendu semblable à Dieu, et participant de la divinité : l'autre,
qu'en l'état de corruption, et du péché, il est déchu de cet état, et rendu
semblable aux bêtes. Ces deux propositions sont également fermes et certaines.
L'Écriture nous les déclare manifestement, lorsqu'elle dit en quelques lieux :
Delicia mea, esse cum filiis, hominum (Prov. 8. 31.). Effundam
spiritum meum super omnem carnem (Ioel. 2. 28.). Dij estis. etc. (Ps.
81. 6). Et qu'elle dit en d'autres : Omnis caro sænum (Is. 40. 6.).
Homo comparatus est jumentis insipientibus, et similis factus est illis
(Ps. 48. 1.). Dixi in corde meo de fillis hominum, ut probaret eos Deus,
et ostenderet similes esse bestiis. etc. (Eccles. 3. 18.)
[§] On ne se détache [239] douleur. On ne sent pas son lien quand on suit
volontairement celui qui entraîne, comme dit S. Augustin. Mais quand on commence
à résister, et à marcher en s'éloignant, on souffre bien ; le lien s'étend, et
endure toute la violence ; et ce lien est notre propre corps, qui ne se rompt
qu'à la mort. Notre Seigneur a dit, que depuis la venue de Jean Baptiste,
c'est-à-dire, depuis son avènement dans chaque fidèle, le Royaume de Dieu
souffre violence, et que les violents le ravissent. Avant que l'on soit touché,
on n'a que le poids de sa concupiscence, qui porte à la terre. Quand Dieu attire
en haut, ces deux efforts contraires font cette violence que Dieu seul peut
faire surmonter. Mais nous pouvons tout, dit S. Léon, avec celui sans lequel
nous ne pouvons rien. Il faut donc se résoudre à souffrir cette guerre tout sa
vie ; car il n'y a point ici de paix. JÉSUS-CHRIST est venu apporter le couteau,
et non pas la paix. Mais néanmoins il faut avouer, que comme l'Écriture dit, que
la [240] sagesse des hommes n'est que folie devant Dieu, aussi ont peut dire que
cette guerre, qui paraît dure aux hommes, est une paix devant Dieu ; car c'est
cette paix que JÉSUS-CHRIST a aussi apportée. Elle ne sera néanmoins parfaite,
que quand le corps sera détruit ; et c'est ce qui fait souhaiter la mort, en
souffrant néanmoins de bon coeur la vie, pour l'amour de celui qui a souffert
pour nous et la vie, et la mort, et qui peut nous donner plus de biens, que nous
n'en pouvons ni demander, ni imaginer, comme dit Saint Paul.
[§] Il faut tâcher de ne s'affliger de rien, et de prendre tout ce qui
arriver pour le meilleur. Je crois que c'est un devoir, et qu'on pèche en ne le
faisant pas. Car enfin, la raison pour laquelle les péchés sont péchés est
seulement parce qu'ils sont contraires à la volonté de Dieu. Et ainsi l'essence
du péché, consistant à avoir une volonté opposée à celle que nous connaissons en
Dieu, il est visible, ce me semble, que quand il nous découvre sa volonté par
les événements, ce [241] serait un péché de ne s'y pas accommoder.
[§] Lorsque la vérité est abandonnée et persécutée, il semble que ce soit un
temps où le service qu'on rend à Dieu, en la défendant, lui est bien agréable.
Il veut que nous jugions de la grâce par la nature. Et ainsi il permet de
considérer, que comme un Prince chassé de son pays par ses sujets a des
tendresses extrêmes pour ceux qui lui demeurent fidèles dans la révolte publique
; de même, il semble que Dieu considère avec une bonté particulière ceux qui
défendent la pureté de la Religion, quand elle est combattue. Mais il y a cette
différence entre les Rois de la terre, et le Roi des Rois, que les Princes ne
rendent pas leurs sujets fidèles, mais qu'ils les trouvent tels ; au lieu que
Dieu ne trouve jamais les hommes qu'infidèles sans sa grâce, et qu'il les rend
fidèles quand ils le sont. De sorte qu'au lieu que les Rois témoignent
d'ordinaire avoir de l'obligation à ceux qui demeurent dans le devoir et dans
leur obéissance, [242] il arrive au contraire que ceux qui subsistent dans le
service de Dieu lui en sont eux mêmes infiniment redevables.
[§] Ce ne sont ni les austérités du corps, ni les agitations du coeur qui
méritent, et qui soutiennent les peines du corps et de l'esprit. Car enfin il
faut ces deux choses pour sanctifier, peines, et plaisirs. S. Paul a dit, que
ceux qui entreront dans la bonne vie trouveront des troubles et des inquiétudes
en grand nombre. Cela doit consoler ceux qui en sentent ; puis qu'étant avertis
que le chemin du ciel qu'ils cherchent en est rempli, ils doivent se réjouir de
rencontrer des marques qu'ils sont dans le véritable chemin. Mais ces peines là
ne sont pas sans plaisirs, et ne sont jamais surmontées que par le plaisir. Car
de même que ceux qui quittent Dieu pour retourner au monde, ne le font que parce
qu'ils trouvent plus de douceur dans les plaisirs de la terre, que dans ceux de
l'union avec Dieu, et que ce [243] charme victorieux les entraîne, et les
faisant repentir de leur premier choix les rend des pénitents du diable
selon la parole de Tertullien ; de même on ne quitterait jamais les plaisirs
du monde pour embrasser la croix de JÉSUS- CHRIST, si on ne trouvait plus de
douceur dans le mépris, dans la pauvreté, dans le dénuement, et dans le rebut
des hommes, que dans les délices du péché. Et ainsi, comme dit Tertullien, il
ne faut pas croire que la vie des Chrétiens soit une vie de tristesse. On ne
quitte les plaisirs que pour d'autres plus grands. Priez toujours, dit Saint
Paul, rendez grâces toujours, réjouissez vous toujours. [I Thess. 5, 16]
C'est la joie d'avoir trouvé Dieu qui est le principe de la tristesse de l'avoir
offensé, et de tout le changement de vie. Celui qui a trouvé le trésor dans un
champ, en a une telle joie, selon JÉSUS-CHRIST, qu'elle lui fait vendre tout ce
qu'il a pour l'acheter [cf. Mat 12, 44]. Les gens du monde ont leur tristesse,
mais ils n'ont point cette joie que le monde ne peut donner ni ôter, dit
JÉSUS-CHRIST même. [244] Les bienheureux ont cette joie sans aucune tristesse.
Et les Chrétiens ont cette joie mêlée de la tristesse d'avoir suivi d'autres
plaisirs, et de la crainte de la perdre par l'attrait de ces autres plaisirs qui
nous tentent sans relâche. Et ainsi nous devons travailler sans cesse à nous
conserver cette crainte, qui conserve et modère notre joie. Et selon qu'on se
sent trop emporter vers l'un, se pencher vers l'autre pour demeurer debout.
Souvenez vous des biens dans les jours d'affliction, et souvenez vous de
l'affliction dans les jours de réjouissance, dit l'Ecriture, jusqu'à ce que la
promesse que JÉSUS- CHRIST nous en a faite de rendre sa joie pleine en nous soit
accomplie. Ne nous laissons donc pas abattre à la tristesse, et ne croyons pas
que la piété ne consiste qu'en une amertume sans consolation. La véritable
piété, qui ne se trouve parfaite que dans le ciel, est si pleine de
satisfactions qu'elle en remplit et l'entrée et le progrès et le couronnement.
C'est une lumière si éclatante [245] qu'elle rejaillit sur tout ce qui lui
appartient. S'il y a quelque tristesse mêlée, et sur tout à l'entrée, c'est de
nous qu'elle vient, et non pas de la vertu ; car ce n'est pas l'effet de la
piété qui commence d'être en nous, mais de l'impiété qui y est encore. Ôtons
l'impiété, et la joie sera sans mélange. Ne nous en prenons donc pas à la
dévotion, mais à nous mêmes, et n'y cherchons du soulagement que par notre
correction.
[§] Le passé ne nous doit point embarrasser, puisque nous n'avons qu'à avoir
le regret de nos fautes. Mais l'avenir nous doit encore moins toucher, puisqu'il
n'est point du tout à notre égard, et que nous n'y arriveront peut- être jamais.
Le présent est le seul temps qui est véritablement à nous, et dont nous devons
user selon Dieu. C'est là où nos pensées doivent être principalement rapportée.
Cependant le monde est si inquiet qu'on ne pense presque jamais à la vie
présente, et à l'instant où l'on vit, mais à celui où l'on vivra. De sorte qu'on
est toujours en [246] état de vivre à l'avenir, et jamais de vivre maintenant.
Notre Seigneur n'a pas voulu que notre prévoyance s'étendit plus loin que le
jour où nous sommes. Ce sont les bornes qu'il nous faut garder et pour notre
salut, et pour notre propre repos.
[§] On se corrige quelquefois mieux par la vue du mal, que par l'exemple du
bien ; et il est bon de s'accoutumer à profiter du mal, puisqu'il est si
ordinaire, au lieu que le bien est si rare.
[§] Dans le 13. chapitre de S. Marc, JÉSUS-CHRIST fait un grand discours à
ses Apôtres sur son dernier avènement. Et comme tout ce qui arrive à l'Église
arrive aussi à chaque Chrétien en particulier, il est certain que tout ce
chapitre prédit aussi bien l'état de chaque personne qui en se convertissant
détruit le vieil homme en elle, que l'état de l'univers entier qui sera détruit
pour faire place à de nouveaux cieux et à une nouvelle terre, comme dit
l'Ecriture. La prédiction qui y est contenue de la ruine [247] du temple
réprouvé, qui figure la ruine de l'homme réprouvé, qui est en chacun de nous, et
dont il est dit, qu'il ne sera laissé pierre sur pierre, marque qu'il ne doit
être laissé aucune passion du vieil homme. Et ces effroyables guerres civiles et
domestiques représentent si bien le trouble intérieur que sentent ceux qui se
donnent à Dieu, qu'il n'y a rien de mieux peint. etc.
[§] Le Saint Esprit repose invisiblement dans les reliques de ceux qui sont
morts dans la grâce de Dieu, jusqu'à ce qu'il y paroisse visiblement dans la
résurrection : et c'est ce qui rend les reliques des Saints si dignes de
vénération. Car Dieu n'abandonne jamais les siens, non pas même dans le
sépulcre, où leurs corps, quoique morts aux yeux des hommes, sont plus vivants
devant Dieu, à cause que le péché n'y est plus, au lieu qu'il y réside toujours
durant cette vie, au moins quant à sa racine ; car les fruits du péché n'y sont
pas toujours. Et cette malheureuse racine, qui en est inséparable [248] pendant
la vie, fait qu'il n'est pas permis de les honorer alors, puis qu'ils sont
plutôt dignes d'être haïs. C'est pour cela que la mort est nécessaire pour
mortifier entièrement cette malheureuse racine ; et c'est ce qui la rend
souhaitable.
[§] Les élus ignoreront leurs vertus, et les réprouvés leurs crimes :
Seigneur, diront les uns et les autres, quand vous avons nous vu avoir
faim ? etc. (Matth. 23. 37 44.)
[§] JÉSUS-CHRIST n'a point voulu du témoignage des démons, ni de ceux qui
n'avaient pas vocation ; mais de Dieu et de Jean Baptiste.
[§] En écrivant ma pensée, elle m'échappe quelquefois ; mais cela me fait
souvenir de ma faiblesse, que j'oublie à toute heure ; ce qui Œinstruit autant
que ma pensée oubliée ; car je ne tends qu'à connaître mon néant.
[§] Les défauts de Montaigne sont grands. Ils est plein de mots sales et
déshonnêtes. Cela ne vaut rien. Ses sentiments sur l'homicide volontaire, et sur
la mort son horribles. Ils inspire une nonchalance du salut [249] sans crainte
et sans repentir. Son livre n'étant point fait pour porter à la piété, il n'y
était pas obligé ; mais on est toujours obligé de n'en pas détourner. quoi qu'on
puisse dire pour excuser ses sentiments trop libres sur plusieurs choses, on ne
saurait excuser en aucune sorte ses sentiments tout païens sur la mort ; car il
faut renoncer à toute piété, si on ne veut au moins mourir Chrétiennement : or
il ne pense qu'à mourir lâchement et mollement par tout son livre.
[§] Ce qui nous trompe en comparant ce qui s'est passé autrefois dans
l'Église à ce qui s'y voit maintenant, c'est qu'ordinairement on regarde Saint
Athanase, Sainte Thérèse, et les autres Saints comme couronnés de gloire.
Présentement que le temps a éclairci les choses, cela paraît véritablement
ainsi. Mais au temps que l'on persécutait ce grand Saint, c'était un homme qui
s'appelait Athanase, et Sainte Thérèse dans le sien était une Religieuse comme
les autres. Élie était un homme [250] comme nous, et sujets aux mêmes passions
que nous, dit l'Apôtre Saint Jacques, pour désabuser les Chrétiens de cette
fausse idée qui nous fait rejeter l'exemple des Saints comme disproportionné à
notre état : c'étaient des Saints, disons nous, ce n'est pas comme nous.
[§] A ceux qui ont de la répugnance pour la Religion, il faut commencer par
leur montrer, qu'elle n'est point contraire à la raison ; ensuite qu'elle est
vénérable, et en donner le respect ; après la rendre aimable, et faire souhaiter
qu'elle fût vraie ; et puis montrer par les preuves incontestables qu'elle est
vraie ; faire voir son antiquité, et sa sainteté par sa grandeur, et par son
élévation ; et enfin qu'elle est aimable, parce qu'elle promet le vrai bien.
[§] Un mot de David, ou de Moïse, comme celui-ci, que Dieu circoncira les
coeurs, [Deut. 30, 6] fait juger de leur esprit. que tous leurs autres
discours soient équivoques, et qu'il soit incertain s'ils sont de Philosophes,
ou de Chrétiens, un mot de cette nature [251] détermine tout le reste. Jusque là
l'ambiguïté dure, mais non pas après.
[§] De se tromper en croyant vraie la Religion Chrétienne, il n'y a pas grand
chose à perdre. Mais quel malheur de se tromper en la croyant fausse !
[§] Les conditions les plus aisée à vivre selon le monde sont les plus
difficiles à vivre selon Dieu ; et au contraire. Rien n'est si difficile selon
le monde que la vie Religieuse ; rien n'est plus facile que de la passer selon
Dieu. Rien n'est plus aisé que d'être dans une grande charge, et dans de grands
biens selon le monde ; rien n'est plus difficile que d'y vivre selon Dieu, et
sans y prendre de part et de goût.
[§] L'ancien Testament contenait les figures de la joie future, et le nouveau
contient les moyens d'y arriver. Les figures étaient de joie, les moyens sont de
pénitence. Et néanmoins l'agneau Pascal était mangé avec des laitues sauvages,
cum amaritudinibus, [Ex. 22, 8] pour marquer [252] toujours qu'on ne
pouvait trouver la joie que par l'amertume.
[§] Le mot de Galilée prononcé comme par hasard par la foule des Juifs, en
accusant JÉSUS-CHRIST devant Pilate, donna sujet à Pilate d'envoyer JÉSUS-
CHRIST à Hérode ; en quoi fut accompli le mystère, qu'il devait être jugé par
les Juifs et les Gentils. Le hasard en apparence fut la cause de
l'accomplissement du mystère.
[§] Un homme me disait un jour, qu'il avait grande joie et confiance en
sortant de confession. Un autre me disait, qu'il était en crainte. Je pensai sur
cela que de ces deux on en ferait un bon, et que chacun manquait encore en ce
qu'il n'avait pas le sentiment de l'autre.
[§] Il y a plaisir d'être dans un vaisseau battu de l'orage, lorsqu'on est
assuré qu'il ne périra point. Les persécutions qui travaillent l'Église sont de
cette nature.
[§] Comme les deux source de nos péchés sont l'orgueil et la paresse, Dieu
nous a découvert en lui deux [253] qualités pour les guérir, sa miséricorde, et
sa justice. Le propre de la justice est d'abattre l'orgueil, et le propre de la
miséricorde est de combattre la paresse en invitant aux bonnes oeuvres, selon ce
passage : La miséricorde de Dieu invite à pénitence [Rom. 2, 4], et cet
autre : Faisons pénitence pour voir s'il n'aurait point pitié de nous
[Jonas 3, 2]. Ainsi tant s'en faut que la miséricorde de Dieu autorise le
relâchement, qu'il n'y a rien au contraire qui le combatte davantage ; et qu'au
lieu de dire : s'il n'y avait point en Dieu de miséricorde, il faudrait faire
toute sorte d'efforts pour accomplir ses préceptes ; il faut dire au contraire,
que c'est parce qu'il y a en Dieu de la miséricorde, qu'il faut faire tout ce
qu'on peut pour les accomplir.
[§] L'histoire de l'Église doit proprement être appelée l'histoire de la
vérité.
[§] Tout ce qui est au monde est concupiscence de la chair, ou concupiscence
des yeux, ou orgueil de la vie, libido sentiendi, libido sciendi, [254]
libido dominandi [cf. I Jn 2, 16]. Malheureuse la terre de malédiction que
ces trois fleuves de feu embrassent plutôt qu'ils n'arrosent. Heureux ceux qui
étant sur ces fleuves non pas plongés, non pas entraînés, mais immobilement
affermis ; non pas debout, mais assis dans une assiette basse et sûre, dont ils
ne se relèvent jamais avant la lumière, mais après s'y être reposés en paix ;
tendent la main à celui qui les doit relever, pour les faire tenir debout et
fermes dans les porches de la sainte Jérusalem, où ils n'auront plus à craindre
les attaques de l'orgueil ; et qui pleurent cependant, non pas de voir écouler
toutes les choses périssables, mais dans le souvenir de leur chère patrie, de la
Jérusalem céleste, après laquelle ils soupirent sans cesse dans la longueur de
leur exil.
[§] Un miracle, dit-on, affermirait ma créance. On parle ainsi quand on ne le
voit pas. Les raisons qui étant vues de loin semblent borner notre vue, ne la
bornent plus quand on y est arrivé. On commence à voir au delà. Rien n'arrête la
volubilité [255] de notre esprit. Il n'y a point, dit-on, de règle qui n'ait
quelque exception, ni de vérité si générale qui n'ait quelque face par où elle
manque. Il suffit qu'elle ne soit pas absolument universelle, pour nous donner
prétexte d'appliquer l'exception au sujet présent, et de dire : cela n'est pas
toujours vrai ; donc il y a des cas où cela n'est pas. Il ne reste plus qu'à
montrer que celui-ci en est, et il faut être bien maladroit si on n'y trouve
quelque jour.
[§] La charité n'est pas un précepte figuratif. Dire que JÉSUS-CHRIST, qui
est venu ôter les figures, pour mettre la vérité, ne soit venu que pour mettre
la figure de la charité, et pour en ôter la réalité qui était auparavant ; cela
est horrible.
[§] Le coeur a ses raisons, que la raison ne connaît point. On le sent en
mille choses. C'est le coeur qui sent Dieu, et non la raison. Voilà ce que c'est
que la foi parfaite, Dieu sensible au coeur.
[§] La science des choses extérieure ne nous consolera pas de l'ignorance
[256] de la morale au temps de l'affliction ; mais la science des moeurs nous
consolera toujours de l'ignorance des choses extérieures.
[§] L'homme est ainsi fait, qu'à force de lui dire, qu'il est un sot, il le
croit ; et à force de se le dire à soi même, on se le fait croire. Car l'homme
fait lui seul une conversation intérieure, qu'il importe de bien régler, _
corrumptunt bonos mores colloquia prava. -- [I Cor. 15, 33] Il faut se tenir en
silence autant qu'on peut, et ne s'entretenir que de Dieu ; et ainsi on se le
persuade à soi même.
[§] Quelle différence entre un soldat et un Chartreux quant à l'obéissance ?
Car ils sont également obéissants, et dépendants, et dans des exercices
également pénibles. Mais le soldat espère toujours devenir le maître, et ne le
devient jamais ; car les capitaines et les Princes même sont toujours esclaves
et dépendants. Mais il espère toujours l'indépendance, et travaille toujours à y
venir ; au lieu que le Chartreux fait voeu de n'être jamais indépendant. Ils ne
diffèrent [257] pas dans la servitude perpétuelle que tous deux ont toujours ;
mais dans l'espérance que l'un a toujours, et que l'autre n'a pas.
[§] La propre volonté ne se satisferait jamais quand elle aurait tout ce
qu'elle souhaite. Mais on est satisfait dès l'instant qu'on y renonce. Avec elle
on ne peut être que mal content ; sans elle on ne peut être que contant.
[§] Il est injuste qu'on s'attache à nous, quoiqu'on le fasse avec plaisir et
volontairement. Nous tromperons ceux à qui nous en ferons naître le désir ; car
nous ne sommes la fin de personne, et nous n'avons pas de quoi les satisfaire.
Ne sommes nous pas prêt à mourir ? et ainsi l'objet de leur attachement
mourrait. Comme nous serions coupables de faire croire une fausseté, quoique
nous la persuadassions doucement, et qu'on la crût avec plaisir, et qu'en cela
on nous fît plaisir ; de même nous sommes coupables, si nous nous faisons aimer,
et si nous attirons les gens à s'attacher à nous. Nous devons avertir [258] ceux
qui seraient prêts à consentir au mensonge, qu'ils ne le doivent pas croire,
quelque avantage qui nous en revint. De même nous les devons avertir, qu'ils ne
doivent pas s'attacher à nous : car il faut qu'ils passent leur vie à plaire à
Dieu, ou à le chercher.
[§] C'est être superstitieux de mettre son espérance dans les formalités, et
dans les cérémonies ; mais c'est être superbe de ne vouloir pas s'y soumettre.
[§] Toutes les Religions et toutes les sectes du monde ont eu la raison
naturelle pour guide. Les seuls Chrétiens ont été astreints à prendre leurs
règles hors d'eux-mêmes, et à s'informer de celles que JÉSUS-CHRIST a laissées
aux anciens pour nous être transmises. Il y a des gens que cette contrainte
lasse. Ils veulent avoir, comme les autres peuples, la liberté de suivre leurs
imaginations. C'est en vain que nous leur crions, comme les Prophètes faisaient
autrefois aux Juifs : Allez au milieu de l'Église ; informez vous des lois
que les anciens lui ont [259] laissées, et suivez ses sentiers. Ils
répondent comme les Juifs : Nous n'y marcherons pas ; nous voulons suivre les
pensées de notre coeur, et être comme les autres peuples. [I Rois 8, 20]
[§] Il y a trois moyens de croire, la raison, la coutume, et l'inspiration.
La Religion Chrétienne, qui seule a la raison, n'admet pas pour ses vrais
enfants ceux qui croient sans inspiration. Ce n'est pas qu'elle exclue la
raison, et la coutume : au contraire, il faut ouvrir son esprit aux preuves par
la raison, et s'y confirmer par la coutume ; mais elle veut qu'on s'offre par
l'humiliation aux inspirations, qui seules peuvent faire le vrai et salutaire
effet ; ne evacuetur crux Christi. [I Cor. 1, 17]
[§] Jamais on ne fait le mal si pleinement et si gaiement, que quand on le
fait par un faux principe de conscience.
[§] Les Juifs qui ont été appelés à dompter les nations et les Rois, ont été
esclaves du péché ; et les Chrétiens dont la vocation a été à servir, et à être
sujets, sont les enfants libres. [260]
[§] Est-ce courage à un homme mourant, d'aller dans la faiblesse, et dans
l'agonie affronter un Dieu tout puissant et éternel ?
[§] Je crois volontiers les histoires dont les témoins se font égorger.
[§] LA bonne crainte vient de la foi ; la fausse crainte vient du doute. La
bonne crainte porte à l'espérance, parce qu'elle naît de la foi, et qu'on espère
au Dieu que l'on croit : la mauvaise porte au désespoir, parce qu'on craint le
Dieu auquel on n'a point de foi. Les uns craignent de le perdre, et les autres
de le trouver.
[§] Salomon et Job ont le mieux connu la misère de l'homme, et en ont le
mieux parlé ; l'un le plus heureux des hommes, et l'autre le plus malheureux ;
l'un connaissant la vanité des plaisirs par expérience, l'autre la réalité des
maux.
[§] Dieu n'entend pas que nous soumettions notre créance à lui sans raison,
et nous assujettir avec tyrannie. Mais il ne prétend pas aussi nous rendre
raison de toutes choses. Et pour accorder ces contrariétés, il [261] entend nous
faire voir clairement des marques divines en lui, qui nous convainquent de ce
qu'il est, et s'attirer l'autorité par des merveilles et des preuves que nous ne
puissions refuser, et qu'ensuite nous croyions sans hésiter les choses qu'il
nous enseigne, quand nous n'y trouverons pas d'autre raison de les refuser,
sinon que nous ne pouvons pas par nous mêmes connaître si elles sont ou non.
[§] Il n'y a que trois sortes de personnes ; les uns qui servent Dieu l'ayant
trouvé ; les autres qui s'emploient à le chercher ne l'ayant pas encore trouvé ;
et d'autres enfin qui vivent sans le chercher ni l'avoir trouvé. Les premiers
sont raisonnables, et heureux. Les derniers sont fous, et malheureux. Ceux du
milieu sont malheureux, et raisonnables.
[§] La raison agit avec lenteur, et avec tant de vues et de principes
différents qu'elle soit avoir toujours présents, qu'à toute heure elle
s'assoupit, ou elle s'égare, faute de les voir tous à la fois. Il n'en est pas
ainsi du sentiment. Il agit en un instant, et [262] toujours est prêt à agir. Il
faut donc, après avoir connu la vérité par la raison, tâcher de la sentir, et de
mettre notre foi dans le sentiment du coeur ; autrement elle sera toujours
incertaine et chancelante.
[§] Il est de l'essence de Dieu, que sa justice soit infinie aussi bien que
sa miséricorde. Cependant sa justice et sa sévérité envers les réprouvés est
encore moins étonnante que sa miséricorde envers les élus.
XXIX.
Pensées Morales.
LES sciences ont deux extrémités qui se touchent. La première est la pure
ignorance naturelle, où se trouvent tous les hommes en naissant. L'autre
extrémité est celle où arrivent les grandes âmes, qui ayant parcouru tout ce que
les hommes peuvent savoir, trouvent qu'ils ne savent rien, et se rencontrent
dans cette même [263] ignorance d'où ils étaient partis. Mais c'est une
ignorance savante qui se connaît. Ceux d'entre deux qui sont sortis de
l'ignorance naturelle, et n'ont pu arriver à l'autre, ont quelque teinture de
cette science suffisante, et font les entendus. Ceux là troublent le monde, et
jugent plus mal de tout que les autres. Le peuple et les habiles composent pour
l'ordinaire le train du monde. Les autres le méprisent et en sont méprisés.
[§] Le peuple honore les personnes de grande naissance. Les demi habiles les
méprisent, disant que la naissance n'est pas un avantage de la personne, mais du
hasard. Les habiles les honorent, non par la pensée du peuple, mais par une
pensée plus relevée. Certains zélés qui n'ont pas grande connaissance les
méprisent malgré cette considération qui les fait honorer par les habiles ;
parce qu'ils en jugent par une nouvelle lumière que la piété leur donne. Mais
les Chrétiens parfaits les honorent par une autre lumière supérieure. Ainsi se
vont les opinions, succédant du pour au contre, selon qu'on a de lumière. [264]
[§] L'âme aime la main ; et la main, si elle avait une volonté, devrait
s'aimer de la même sorte que l'âme l'aime. Tout amour qui va au delà est
injuste.
Qui adhæret Domino, unus spiritus est
(I Cor. 6. 17.). On s'aime, parce
qu'on est membre du corps dont JÉSUS-CHRIST est le chef. On aime JÉSUS- CHRIST
parce qu'il est le chef du corps dont on est membre. Tout est un : l'un est en
l'autre. Si les pieds et les mains avaient une volonté particulière, jamais ils
ne seraient dans leur ordre, qu'en soumettant cette volonté particulière à la
volonté première qui gouverne le corps entier. Hors de là ils sont dans le
désordre et dans le malheur. Mais en ne voulant que le bien du corps, ils font
leur propre bien.
[§] La concupiscence et la force sont les sources de toutes nos actions
purement humaines. La concupiscence fait les volontaires, la forces les
involontaires.
[§] D'où vient qu'un boiteux ne nous irrite pas, et qu'un esprit boiteux
[265] nous irrite ? C'est à cause qu'un boiteux reconnaît que nous allons droit,
et qu'un esprit boiteux dit que c'est nous qui boitons. Sans cela nous en
aurions plus de pitié que de colère.
Épictète demande aussi pourquoi nous ne nous fâchons pas, si on dit que nous
avons mal à la tête, et que nous nous fâchons de ce qu'on dit que nous
raisonnons mal, ou que nous choisissons mal. Ce qui cause cela, c'est que nous
sommes bien certains que nous n'avons pas mal à la tête, et que nous ne sommes
pas si assurés que nous choisissions le vrai. De sorte que n'en ayant
d'assurance, qu'à cause que nous le voyons de toute notre vue, quand un autre
voit de toute sa vue le contraire, cela nous met en suspens et nous étonne, et
encore plus quand mille autres se moquent de notre choix ; car il faut préférer
nos lumières à celles de tant d'autres, et cela est hardi et difficile. Il n'y a
jamais cette contradiction dans les sens touchant un boiteux. [266]
[§] Le peuple a les opinions très saines ; par exemple, d'avoir choisi le
divertissement et la chasse, plutôt que la poésie : les demi-savants s'en
moquent, et triomphent à montrer là dessus la folie du monde : mais par une
raison qu'ils ne pénètrent pas on a raison : d'avoir aussi distingué les hommes
par le dehors, comme par la naissance ou le bien. Le monde triomphe encore cela
est déraisonnable. Mais cela est très raisonnable.
[§] C'est un grand avantage que la qualité, qui dés dix huit ou vingt ans met
un homme en passe, connu et respecté, comme un autre pourrait avoir mérité à
cinquante ans. Ce sont trente ans gagnés sans peine.
[§] Il y a de certaines gens qui pour faire voir qu'on a tort de ne les pas
estimer, ne manquent jamais d'alléguer l'exemple de personnes de qualités qui
font cas d'eux. Je voudrais leur répondre : montrez nous le mérite par où vous
avez attiré l'estime de ces personnes là, et nous vous estimerons de même. [267]
[§] Les choses qui nous tiennent le plus au coeur ne sont rien le plus
souvent ; comme, par exemple, de cacher qu'on ait peu de bien. C'est un néant
que notre imagination grossit en Montaigne. Un autre tour d'imagination nous le
fait découvrir sans peine.
[§] Il y a des vices qui ne tiennent à nous que par d'autres, et qui en ôtant
le tronc s'emportent comme des branches.
[§] Quand la malignité a la raison de son côté, elle devient fière, et étale
la raison en tout son lustre. Quand l'austérité ou le choix sévère n'a pas
réussi au vrai bien, et qu'il faut revenir à suivre la nature, elle devient
fière par le retour.
[§] Ce n'est pas être heureux que de pouvoir être réjoui par le
divertissement ; car il vient d'ailleurs, et de dehors ; et ainsi il est
dépendant, et par conséquent sujet à être troublé par mille accidents qui sont
les afflictions inévitables.
[§] Toutes les bonnes maximes sont dans le monde : il ne faut que les [268]
appliquer. Par exemple, on ne doute pas qu'il ne faille exposer sa vie pour
défendre le bien public, et plusieurs le sont ; mais pour la Religion, peu.
[§] On ne passe point dans le monde pour se connaître envers, si l'on n'a mis
l'enseigne de poète, ni pour être habile en mathématiques, si l'on n'a mis celle
de mathématicien. Mais les vrais honnêtes gens ne veulent point d'enseigne, et
ne mettent guère de différence entre le métier de poète, et celui de brodeur.
Ils ne sont point appelés ni poètes ; ni géomètres ; mais ils jugent de tous
ceux là. On ne les devine point. Ils parleront des choses dont l'on parlait,
quand ils sont entrés. On ne s'aperçoit point en eux d'une qualité plutôt que
d'une autre, hors de la nécessité de la mettre en usage : mais alors on s'en
souvient ; car il est également de ce caractère, qu'on ne dise point d'eux
qu'ils parlent bien, lorsqu'il n'est pas question du langage, et qu'on dise
d'eux qu'ils parlent bien, quand il en est question. C'est [269] donc une fausse
louange quand on dit d'un homme lorsqu'il entre, qu'il est fort habile en poésie
; et c'est une mauvaise marque quand on n'a recours à lui que lorsqu'il s'agit
de juger de quelques vers. L'homme est plein de besoins. Il n'aime que ceux qui
peuvent les remplir. C'est un bon mathématicien, dira-t-on ; mais je n'ai que
faire de mathématiques. C'est un homme qui entend bien la guerre ; mais je ne la
veux faire à personne. Il faut donc un honnête homme qui puisse s'accommoder à
tous nos besoins.
[§] Quand on se porte bien, on ne comprend pas comment on pourrait faire si
on était malade ; et quand on l'est, on prend médecine gaiement ; le mal y
résout. On n'a plus les passions et les désirs des divertissements et des
promenades que la santé donnait, et qui sont incompatibles avec les nécessités
de la maladie. La nature donne alors des passions, et des désirs conformes à
l'état présent. Ce ne sont que les craintes que nous nous donnons nous mêmes, et
[270] non pas la nature qui nous troublent ; parce qu'elles joignent à l'état où
nous sommes, les passions de l'état où nous ne sommes pas.
[§] Les discours d'humilité sont matière d'orgueil aux gens glorieux, et
d'humilité aux humbles. Aussi ceux de Pyrrhonisme et de doute sont matière
d'affirmation aux affirmatifs. Peu de gens parlent de l'humilité humblement ;
peu de la chasteté chastement ; peu du doute en doutant. Nous ne sommes que
mensonge, duplicité, contrariétés. Nous nous cachons, et nous déguisons à nous
même.
[§] Diseur de bons mots, mauvais caractère.
Le mot de
MOI dont l'auteur se sert dans la pensée suivante, ne
signifie que l'amour propre. C'est un terme dont il avait accoutumé de se servir
avec quelques uns de ses amis. [N. D. E.]
[§] Le moi est haïssable. Ainsi ceux qui ne l'ôtent pas, et qui se
contentent seulement de le couvrir, sont toujours haïssables. Point du tout,
direz vous ; car en agissant [271] comme nous faisons obligeamment pour tout le
monde, on n'a pas sujet de nous haïr. Cela est vrai, si on ne haïssait dans le
moi que le déplaisir qui nous en revient. Mais si je le hais, parce qu'il
est injuste, et qu'il se fait centre de tout, je le haïrai toujours. En un mot
le moi a deux qualités ; il est injuste en soi, en ce qu'ils se fait le
centre de tout ; il est incommode aux autres, en ce qu'il le veut asservir ; car
chaque moi est l'ennemi, et voudrait être le tyran de tous les autres.
Vous en ôtez l'incommodité, mais non pas l'injustice ; et ainsi vous ne le
rendez pas aimable à ceux qui en haïssent l'injustice : vous ne le rendez
aimable qu'aux injustes, qui n'y trouvent plus leur ennemi ; et ainsi vous
demeurez injuste, et ne pouvez plaire qu'aux injustes.
[§] Je n'admire point un homme qui possède une vertu dans toute sa
perfection, s'il ne possède en même temps dans un pareil degré la vertu opposée
: tel qu'était Épaminondas, qui avait l'extrême valeur jointe à l'extrême
bénignité ; car autrement [272] ce n'est pas monter, c'est tomber. On ne montre
pas sa grandeur, pour être dans une extrémité ; mais bien en touchant les deux à
la fois, et remplissant tout l'entre-deux. Mais peut-être que ce n'est qu'un
soudain mouvement de l'âme de l'un à l'autre de ces extrêmes, et qu'elle n'est
jamais en effet qu'en un point, comme le tison de feu que l'on tourne. Mais au
moins cela marque l'agilité de l'âme, si cela n'en marque l'étendue.
[§] Si notre condition était véritablement heureuse, il ne faudrait pas nous
divertir d'y penser.
[§] J'avais passé beaucoup de temps dans l'étude des sciences abstraites :
mais le peu de gens avec qui on en peut communiquer m'en avait dégoûté. Quand
j'ai commencé l'étude de l'homme, j'ai vu que ces sciences abstraites ne lui
sont pas propres, et que je m'égarais plus de ma condition en y pénétrant, que
les autres en les ignorant ; et que je leur ai pardonné de ne s'y point
appliquer. Mais j'ai crû trouver au [273] moins bien des compagnons dans l'étude
de l'homme, puis que c'est celle qui lui est propre. J'ai été trompé. Il y en a
encore moins qui l'étudient que la Géométrie.
[§] Quand tout se remue également, rien ne se remue en apparence ; comme en
un vaisseau. Quand tous vont vers le dérèglement, nul ne semble y aller. Qui
s'arrête, fait remarquer l'emportement des autres, comme un point fixe.
[§] Quand on veut reprendre avec utilité, et montrer à un autre qu'il se
trompe, il faut observer par quel côté il envisage la chose, car elle est vraie
ordinairement de ce coté-là, et lui avouer cette vérité. Il se contente de cela,
parce qu'il voit qu'il ne se trompait pas, et qu'il manquait seulement à voir
tous les côtés. Or on n'a pas de honte de ne pas tout voir ; et peut-être que
cela vient de ce que naturellement l'esprit ne se peut tromper dans le côté
qu'il envisage, comme les appréhensions des sens sont toujours vraies. [274]
[§] La vertu d'un homme ne se doit pas mesurer par ses efforts, mais par ce
qu'il fait d'ordinaire.
[§] Les grands et les petits ont mêmes accidents, mêmes fâcheries, et mêmes
passions. Mais les uns sont au haut de la roue, et les autres prés du centre, et
ainsi moins agités par les mêmes mouvements.
[§] On se persuade mieux pour l'ordinaire par les raisons qu'on a trouvées
soi-même, que par celles qui sont venues dans l'esprit des autres.
[§] Quoique les personnes n'aient point d'intérêts à ce qu'ils disent, il ne
faut pas conclure de là absolument qu'ils ne mentent point ; car il y a des gens
qui mentent simplement pour mentir.
[§] L'exemple de la chasteté d'Alexandre n'a pas tant fait de continents, que
celui de son ivrognerie a fait d'intempérants. On n'a pas de honte de n'être pas
aussi vertueux que lui, et il semble excusable de n'être pas plus vicieux que
lui. On croit n'être pas tout à fait dans les vices du commun des hommes, quand
on se [275] voit dans les vices de ces grands hommes ; et cependant on ne prend
pas garde qu'ils sont en cela du commun des hommes. On tient à eux par le bout,
par où ils tiennent au peuple. Quelque élevés qu'ils soient, ils sont unis au
reste des hommes par quelque endroit. Ils ne sont pas suspendus en l'air, et
séparés de notre société. S'ils sont plus grands que nous, c'est qu'ils ont la
tête plus élevée ; mais ils ont les pieds aussi bas que les nôtres. Ils sont
tous à même niveau, et s'appuient sur la même terre, et parce cette extrémité
ils sont aussi abaissés que nous, que les enfants, que les bêtes.
[§] C'est le combat qui nous plaît, et non pas la victoire. On aime à voir
les combats des animaux, non le vainqueur acharné sur le vaincu. Que voulait- on
voir, sinon la fin de la victoire ? Et dés qu'elle est arrivée, on en est saoul.
Ainsi dans le jeu ; ainsi dans la recherche de la vérité. On aime à voir dans
les disputes le combat des opinions ; mais de contempler la vérité trouvée,
point du tout. Pour [276] la faire remarquer avec plaisir, il faut la faire voir
naissant de la dispute. De même dans les passions, il y a du plaisir à en voir
deux contraires se heurter ; mais quand l'une est maîtresse, ce n'est plus que
brutalité. Nous ne cherchons jamais les choses, mais la recherche des choses.
Ainsi dans la comédie les scènes contentes sans crainte ne valent rein, ni les
extrêmes misères sans espérance, ni les amours brutales.
[§] On n'apprend pas aux hommes à être honnêtes gens, et on leur apprend tout
le reste ; et cependant ils ne se piquent de rien tant que de cela. Ainsi ils ne
se piquent de savoir que la seule chose qu'ils n'apprennent point.
[§] Le sot projet que Montaigne a eu de se peindre ; et cela non pas en
passant et contre ses maximes, comme il arrive à tout le monde de faillir ; mais
par ses propres maximes, et par un dessein premier et principal ; car de dire
des sottises par hasard et par faiblesse, c'est un mal ordinaire ; mais d'en
dire à dessein, c'est ce qui [277] n'est pas supportable, et d'en dire de telles
que celles là.
[§] Ceux qui sont dans le dérèglement disent à ceux qui sont dans l'ordre,
que ce sont aux qui s'éloignent de la nature, et ils la croient suivre : comme
ceux qui sont dans un vaisseau croient que ceux qui sont au bord s'éloignent. Le
langage est pareil de tous côtés. Il faut avoir un point fixe pour en juger. Le
port règle ceux qui sont dans un vaisseau. Mais où trouverons nous ce point dans
la morale ?
[§] Plaindre les malheureux n'est pas contre la concupiscence ; au contraire,
on est bien aise de pouvoir rendre ce témoignage d'humanité, et s'attirer la
réputation de tendresse, sans qu'il en coûte rien : ainsi ce n'est pas grand
chose.
[§] Qui aurait eu l'amitié du Roi d'Angleterre, du Roi de Pologne, et de la
Reine de Suède, aurait-il crû pouvoir manquer de retraite et d'asile au monde.
[§] Les choses ont diverses qualités, et l'âme diverses inclinations ; car
[278] rien n'est simple de ce qui s'offre à l'âme, et l'âme ne s'offre jamais
simplement à aucun sujet. De là vient qu'on pleure et qu'on rit quelquefois
d'une même chose.
[§] Nous sommes si malheureux, que nous ne pouvons prendre plaisir à une
chose, qu'à condition de nous fâcher si elle nous réussit mal, ce que mille
choses peuvent faire, et font à toute heure. Qui aurait trouvé le secret de se
réjouir du bien sans être touché du mal contraire, aurait trouvé le point.
[§] Il y a diverses classes de forts, de beaux, de bons esprits, et de pieux,
dont chacun doit régner chez soi, non ailleurs. Ils se rencontrent quelquefois ;
et le fort et le beau se battent sottement à qui sera le maître l'un de l'autre
; car leur maîtrise est de divers genre. Ils ne s'entendent pas ; et leur faute
est de vouloir régner par tout. Rien ne le peut, non pas même la force : elle ne
fait rien au royaume des savants : elle n'est maîtresse que des actions
extérieures.
[§] Ferox gens nullam esse vitam [279] sine armis putat [Tite Live,
XXXIV, 17]. Ils aiment mieux la mort que la paix : les autres aiment mieux que
la mort que la guerre. Toute opinion peut être préférée à la vie, dont l'amour
paraît si fort et si naturel.
[§] Qu'il est difficile de proposer une chose au jugement d'un autre sans
corrompre son jugement par la manière de la lui proposer ! Si on dit : je le
trouve beau, je le trouve obscur, on entraîne l'imagination à ce jugement, ou
l'on l'irrite au contraire. Il vaut mieux ne rien dire ; car alors il juge selon
ce qu'il est, c'est à dire selon ce qu'il est alors, et selon que les autres
circonstances, dont on n'est pas auteur l'auront disposé ; si ce n'est que ce
silence ne fasse aussi son effet selon le tour et l'interprétation qu'il sera en
humeur d'y donner, ou selon qu'il conjecturera de l'air du visage et du ton de
la voix : tant il est aisé de démontrer un jugement de son assiette naturelle,
ou plutôt tant il y a peu de ferme et de stable.
[§] Les Platoniciens, et même Épictète et ses sectateurs croient [280] que
Dieu est seul digne d'être aimé, et admiré ; et cependant ils ont désiré d'être
aimés et admirés des hommes. Ils ne connaissent pas leur corruption. S'ils se
sentent portés à l'aimer et à l'adorer, et qu'ils y trouvent leur principale
joie, qu'ils s'estiment bons à la bonne heure. Mais s'ils y sentent de la
répugnance ; s'ils n'ont aucune pente qu'à se vouloir établir dans l'estime des
hommes ; et que pour toute perfection ils fassent seulement que sans forcer les
hommes ils leurs fassent trouver leur bonheur à les aimer ; je dirai que cette
perfection est horrible. Quoi, ils ont connu Dieu, et n'ont pas désiré
uniquement que les hommes l'aimassent : ils ont voulu que les hommes
s'arrêtassent à eux : ils ont voulu être l'objet du bonheur volontaire des
hommes.
[§] Que l'on a bien fait de distinguer les hommes par l'extérieur plutôt que
par les qualités intérieures ! Qui passera de nous deux ? Qui cédera la place à
l'autre ? Le moins habile ? Mais je suis aussi habile que lui. Il faudra se
battre sur cela. Il [281] a quatre laquais, et je n'en ai qu'un. Cela est
visible ; il n'y a qu'à compter ; c'est à moi de céder ; et je suis un sot si je
le conteste. Nous voilà en paix par ce moyen, ce qui est le plus grand des
biens.
[§] Le temps amortit les afflictions et les querelles ; parce qu'on change,
et qu'on devient comme un autre personne. Ni l'offensant, ni l'offensé ne sont
plus les mêmes. C'est comme un peuple qu'on a irrité, et qu'on reverrait après
deux générations. Ce sont encore les François, mais non les mêmes.
[§] Il est indubitable que l'âme est mortelle, ou immortelle. Cela doit
mettre une différence entière dans la morale. Et cependant les Philosophes ont
conduit la morale indépendamment de cela. Quel étrange aveuglement !
[§] Le dernier acte est toujours sanglant, quelque belle que soit la comédie
en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour
jamais.
[282]
XXX.
Pensées sur la mort, qui ont été extraites d'une lettre écrite par Monsieur
Pascal sur le sujet de la mort de Monsieur son Père.
Quand nous sommes dans l'afflictions à cause de la mort de quelque personne
pour qui nous avions de l'affection, ou pour quelque autre malheur qui nous
arrive, nous ne devons pas chercher de la consolation dans nous-mêmes, ni dans
les hommes, ni dans tout ce qui est créé ; mais nous la devons chercher en Dieu
seul. Et la raison en est que toutes les créatures ne sont pas la première cause
des accidents que nous appelons maux, mais que la providence de Dieu en étant
l'unique et véritable cause, l'arbitre et la souveraine, il est indubitable
qu'il faut recourir directement à la source, et remonter jusques à l'origine
pour [283] trouver un solide allégement. Que si nous suivons ce précepte, et que
nous considérions cette mort qui nous afflige, non pas comme un effet du hasard
ni comme une nécessité fatale de la nature, ni comme le jouet des éléments et
des parties qui composent l'homme (car Dieu n'a pas abandonné ses élus au
caprice du hasard) mais comme une suite inévitable, juste, et sainte d'un arrêts
de la providence de Dieu, pour être exécuté dans la plénitude de son temps ; et
enfin que tout ce qui est arrivé a été de tout temps présent et préordonné en
Dieu : si, dis-je, par un transport de grâce nous regardons cet accident, non
dans lui même et hors de Dieu, mais hors de lui même, et dans la volonté même de
Dieu, dans la justice de son arrêts, dans l'ordre de sa providence qui en est la
véritable cause, sans qui il ne fût pas arrivé, par qui seule il est arrivé, et
de la manière dont il est arrivé, nous adorerons dans un humble silence la
hauteur impénétrable de ses secrets : nous [284] vénérerons la sainteté de ses
arrêts : nous bénirons la conduite de sa providence : et unissant notre volonté
à celle de Dieu même, nous voudrons avec lui, en lui, et pour lui, la chose
qu'il a voulue en nous, et pour nous de toute éternité.
[§] Il n'y a de consolation qu'en la vérité seule. Il est sans doute que
Sénèque et Socrate n'ont rien qui nous puisse persuader et consoler dans ces
occasions. Ils ont été sous l'erreur qui a aveuglé tous les hommes dans le
premier ; ils ont tous pris la mort comme naturelle à l'homme ; et tous les
discours qu'ils ont fondés sur ce faux principe sont si vains et si peu solides,
qu'ils ne servent qu'à montrer par leur inutilité, combien l'homme en général
est faible, puisque les plus hautes productions de plus grands d'entre les
hommes sont si basses et si puériles.
Il n'en est pas de même de JÉSUS-CHRIST : il n'en est pas ainsi des livres
Canoniques. La vérité y est découverte, et la consolation y est jointe aussi
infailliblement qu'elle est [285] infailliblement séparée de l'erreur.
Considérons donc la mort dans la vérité que le Saint Esprit nous a apprise. Nous
avons cet admirable avantage de connaître que véritablement et effectivement la
mort est une peine du péché, imposée à l'homme, pour expier son crime ;
nécessaire à l'homme, pour le purger du péché ; que c'est la seule qui peut
délivrer l'âme de la concupiscence des membres, sans laquelle les Saints ne
vivent point en ce monde. Nous savons que la vie et la vie des Chrétiens est un
sacrifice continuel, qui ne peut être achevé que par la mort : nous savons que
JÉSUS-CHRIST entrant au monde s'est considéré et s'est offert à Dieu comme un
holocauste et une véritable victime ; que sa naissance, sa vie, sa mort, sa
résurrection, son ascension, sa séance éternelle à la droite de son Père, et sa
présence dans l'eucharistie ne sont qu'un seul et unique sacrifice : nous savons
que ce qui est arrivé en JÉSUS-CHRIST doit arriver en tous ses membres. [286]
Considérons donc la vie comme un sacrifice ; et que les accidents de la vie
ne fassent d'impression dans l'esprit des Chrétiens qu'à proportion qu'ils
interrompent ou qu'ils accomplissent ce sacrifice. n'appelons mal que ce qui
rend la victime du diable en Adam victime de Dieu ; et sur cette règle examinons
la nature de la mort.
Pour cela il faut recourir à la personne de JÉSUS-CHRIST ; car comme Dieu ne
considère les hommes que par le médiateur JÉSUS-CHRIST, les hommes aussi ne
devraient regarder ni les autres, ni eux mêmes que médiatement par JÉSUS-CHRIST.
Si nous ne passons par ce milieu nous ne trouvons en nous que de véritables
malheurs, ou des plaisirs abominables ; mais si nous considérons toutes choses
en JÉSUS-CHRIST, nous trouverons toute consolation, toute satisfaction, toute
édification.
Considérons donc la mort en JÉSUS-CHRIST, et non pas sans [287] JÉSUS-
CHRIST. Sans JÉSUS-CHRIST elle est horrible, elle est détestable, et l'horreur
de la nature. En JÉSUS-CHRIST elle est tout autre : elle est aimable, sainte, et
la joie du fidèle. Tout est doux en JÉSUS-CHRIST jusqu'à la mort ; et c'est
pourquoi il a souffert, et est mort pour sanctifier la mort et les souffrances ;
et comme Dieu et comme homme il a été tout ce qu'il y a de grand, et tout ce
qu'il y a d'abject ; afin de sanctifier en soi toutes choses excepté le péché,
et pour être le modèle de toutes les conditions.
Pour considère ce que c'est que la mort et la mort en JÉSUS-CHRIST, il faut
voir quel rang elle tient dans son sacrifice continuel et sans interruption, et
pour cela remarquer que dans les sacrifices la principale partie est la mort de
l'hostie. L'oblation, et la sanctification qui précèdent son des dispositions ;
mais l'accomplissement est la mort, dans laquelle, par l'anéantissement de la
vie, la créature rend à Dieu tout l'hommage dont elle est capable en
s'anéantissant [288] devant les yeux de sa Majété et en adorant la souveraine
existence, qui existe seule essentiellement. Il est vrai qu'il y a encore une
autre partie après la mort de l'hostie, sans laquelle sa mort est inutile ;
c'est l'acceptation que Dieu fait du sacrifice. C'est ce qui est dit dans
l'Écriture : et odoratus est dominus odorem suavitatis, (Gen. 8. 11.) et
Dieu a reçu l'odeur du sacrifice. C'est véritablement celle-là qui couronne
l'oblation ; mais elle est plutôt une action de Dieu vers la créature, que de la
créature vers Dieu, et elle n'empêche pas que la dernière action de la créature
ne soit la mort.
Toutes ces choses ont été accomplies en JÉSUS-CHRIST, en entrant au monde. Il
s'est offert : obtulit semet ipsum per Spiritum Sanctum. (Hebr. 9. 14.)
Ingrediens mundum dixit : ecce venio : in capite libri scriptum est de me, ut
faciem, Deus, voluntatem tuam. (Hebr. 10. 5. 7.) Il s'est offert lui même
par le Saint Esprit. Entrant dans le monde, il a dit : Seigneur, les sacrifices
ne vous sont point [289] agréables ; mais vous m'avez formé un corps. Alors j'ai
dit : me voici ; je viens selon qu'il est écrit de moi dans le livre, pour
faire, mon Dieu, votre volonté ; (Ps. 39. [ : ]) Voilà son oblation. Sa
sanctification a suivi immédiatement son oblation. Ce sacrifice a duré toute sa
vie, et a été accompli par sa mort. Il a fallu qu'il ait passé par les
souffrances, pour entrer en sa gloire : (Luc. 24. 26.) et quoiqu'il fût
fils de Dieu, il a fallu qu'il ait appris l'obéissance. (Hebr. 5. 8.)
Mais aux jours de sa chair ayant offert avec un grand cri et avec larmes ses
prières et ses supplications à celui qui le pouvait tirer de la mort, il a été
exaucé selon son humble respect pour son Père ; ( Ibid. ) et Dieu l'a
ressuscité, et il lui a envoyé sa gloire figurée autrefois par le feu du ciel
qui tombait sur les victimes, pour brûler et consumer son corps, et le faire
vivre de la vie de la gloire. C'est ce que JÉSUS-CHRIST a obtenu, et qui a été
accompli par sa résurrection.
Ainsi ce sacrifice étant parfait par la mort de JÉSUS-CHRIST, et [290]
consommé même en son corps par sa résurrection, où l'image de la chair du péché,
a été absorbée par la gloire, JÉSUS-CHRIST avait tout achevé de sa part ; et il
ne restait plus sinon que le sacrifice fût accepté de Dieu, et que comme la
fumée s'élevait, et portait l'odeur au trône de Dieu, aussi JÉSUS-CHRIST fût en
cet état d'immolation parfaite offert, porté, et reçu au trône de Dieu même : et
c'est ce qui a été accompli en l'ascension, en laquelle il est monté et par sa
propre force et par la force de son Saint Esprit qui l'environnait de toutes
parts. Il a été enlevé ; comme la fumée des victimes qui est la figure de
JÉSUS-CHRIST était portée en haut par l'air qui soutenait qui est la figure du
Saint Esprit : et les Actes des Apôtres nous marquent expressément qu'il fût
reçu au ciel, pour nous assurer que ce saint sacrifice accompli en terre a été
accepté, et reçu dans le sein de Dieu.
Voilà l'état des choses en notre souverain Seigneur. Considérons les [291] en
nous maintenant. Lors que nous entrons dans l'Église qui est le monde des
fidèles et particulièrement des élus, où JÉSUS-CHRIST entra dés le moment de son
incarnation par un privilège particulier au fils unique de Dieu, nous somme
offerts et sanctifiés. Ce sacrifice se continue par la vie, et s'accomplit à la
mort, dans laquelle l'âme quittant véritablement tous les vices et l'amour de la
terre dont la contagion l'infecte toujours durant cette vie, elle achève son
immolation et est reçue dans le sein de Dieu.
Ne nous affligeons donc pas de la mort des fidèles, comme les Païens qui
n'ont point d'espérance. Nous ne les avons pas perdus au moment de leur mort.
Nous les avions perdus pour ainsi dire dés qu'ils étaient entrés dans l'Église
par le baptême. Dès lors ils étaient à dieu : leurs actions ne regardaient le
monde que pour Dieu. Dans leur mort ils se sont entièrement détachés des péchés
; et c'est en ce moment qu'ils ont été [292] reçus de Dieu, et que leur
sacrifice a reçu son accomplissement et son couronnement.
Ils ont fait ce qu'ils avaient voué : ils ont achevé l'oeuvre que Dieu leur
avait donné à faire : ils ont accompli la seule chose pour laquelle ils avaient
été créés. La volonté de Dieu s'est accomplie en eux ; et leur volonté est
absorbée en Dieu. Que notre volonté ne sépare donc pas ce que Dieu a uni ; et
étouffons ou modérons par l'intelligence de la vérité les sentiments de la
nature corrompue et déçue, qui n'a que de fausses images, et qui trouble par ses
illusions la sainteté des sentiments que la vérité de l'Évangile nous doit
donner.
Ne considérons donc plus la mort comme des Païens, mais comme des Chrétiens,
c'est à dire avec l'espérance, comme Saint Paul l'ordonne, puisque c'est le
privilège spécial des Chrétiens. Ne considérons plus un corps comme une charogne
infecte, car la nature trompeuse le figure de la sorte, mais comme le temple
[293] inviolable et éternel du Saint Esprit, comme la foi nous l'apprend.
Car nous savons que les corps des Saints sont habités par le Saint Esprit
jusques à la résurrection qui se fera par la vertu de cet Esprit qui réside en
eux pour cet effet. C'est le sentiment des Pères. C'est pour cette raison que
nous honorons les reliques des morts : et c'est sur ce vrai principe que l'on
donnait autrefois l'Eucharistie dans la bouche des morts ; parce que comme on
savait qu'ils étaient le temple du Saint Esprit, on croyait qu'ils méritaient
d'être aussi unis à ce Saint Sacrement. Mais l'Église a changé cette coutume,
non pas qu'elle croie que ces corps ne soient pas saints, mais par cette raison,
que l'Eucharistie étant le pain de vie et des vivants, il ne doit pas être donné
aux morts.
Ne considérons plus fidèles qui sont morts en la grâce de Dieu comme ayant
cessé de vivre, quoique la nature le suggère ; mais comme commençant à vivre,
comme la vérité l'assure. Ne considérons plus [294] leurs âmes comme péries et
réduites au néant, mais comme vivifiées et unies au souverain vivant : et
corrigeons ainsi par l'attention à ces vérités les sentiments d'erreurs qui sont
si empreints en nous mêmes, et ces mouvements d'horreur qui sont si naturels à
l'homme.
[§] Dieu a créé l'homme avec deux amours, l'un pour Dieu, l'autre pour soi
même ; mais avec cette loi, que l'amour pour Dieu serait infini, c'est à dire
sans aucune autre fin que Dieu même, et que l'amour pour soi même serait fini et
rapportant à Dieu.
L'homme en cet état non seulement s'aimait sans péché, mais il ne pouvait pas
ne point s'aimer sans péché.
Depuis, le péché originel étant arrivé, l'homme a perdu le premier de ces
amours ; et l'amour pour soi même étant rété seul dans cette grande âme capable
d'un amour infini, cet amour propre s'est étendu et débordé dans le vide que
l'amour de Dieu a quitté ; et ainsi il s'est aimé seul, et [295] toutes choses
pour soi, c'est à dire infiniment.
Voilà l'origine de l'amour propre. Il étaient naturel à Adam, et juste en son
innocence ; mais il est devenu et criminel et immodéré ensuite de son péché.
Voilà la source de cet amour, et la cause de sa défectuosité et de son excès.
Il en est de même du désir de dominer, de la paresse, et des autres.
L'application en est aisée à faire au sujet de l'horreur que nous avons de la
mort. Cette horreur était naturelle et juste dans Adam innocent ; parce que sa
vie étant très agréable à Dieu, elle devait être agréable à l'homme : et la mort
eût été horrible, parce qu'elle eût fini une vie conforme à la volonté de Dieu.
Depuis, l'homme ayant péché, sa vie est devenue corrompue, son corps et son âme
ennemis l'un de l'autre, et tous deux de Dieu.
Ce changement ayant infecté une si sainte vie, l'amour de la vie est
néanmoins demeuré ; et l'horreur [296] de la mort étant rétée pareille, ce qui
était juste en Adam est injuste en nous.
Voilà l'origine de l'horreur de la mort, et la cause de sa défectuosité.
Éclairons donc l'erreur de la nature par la lumière de la foi.
L'horreur de la mort est naturelle ; mais c'est en l'état d'innocence ; parce
qu'elle n'eût pu entrer dans le Paradis qu'en finissant une vie toute pure. Il
était juste de la haïr quand elle n'eût pu arriver qu'en séparant une âme sainte
d'un corps saint : mais il est juste de l'aimer quand elle sépare une âme sainte
d'un corps impur. Il était juste de la fuir, quand elle eût rompu la paix entre
l'âme et le corps ; mais non pas quand elle en calme la dissension
irréconciliable. Enfin quand elle eût affligé un corps innocent, quand elle eût
ôté au corps la liberté d'honorer Dieu, quand elle eût séparé de l'âme un corps
soumis et coopérateur à ses volontés, quand elle eût fini tous les biens dont
l'homme est capable, il était juste de l'abhorrer ; mais quand elle finit une
vie [297] impure, quand elle ôte au corps la liberté de pécher, quand elle
délivre l'âme d'un rebelle très puissant et contredisant tous les motifs de son
salut, il est très injuste d'en conserver les mêmes sentiments.
Ne quittons donc pas cet amour que la nature nous a donné pour la vie,
puisque nous l'avons reçu de Dieu ; mais que ce soit pour la même vie pour
laquelle Dieu nous l'a donné, et non pas pour un objet contraire.
Et en consentant à l'amour qu'Adam avait pour sa vie innocente, et que
JÉSUS-CHRIST même à eu pour la sienne, portons-nous à haïr une vie contraire à
celle que JÉSUS-CHRIST a aimée, et n'appréhender que la mort que JÉSUS-CHRIST a
appréhendée, qui arrive à un corps agréable à Dieu ; mais non pas à craindre une
mort, qui punissant un corps coupable et purgeant un corps vicieux, nous doit
donner des sentiments tout contraires, si nous avons un peu de foi, d'espérance,
et de charité.
C'est un des grands principes du Christianisme, que tout ce qui est [298]
arrivé à JÉSUS-CHRIST doit se passer et dans l'âme et dans le corps de chaque
Chrétien : que comme JÉSUS-CHRIST a souffert durant sa vie mortelle, est
ressuscité d'une nouvelle vie, et est monté au ciel, où il est assis à la droite
de Dieu son Père ; ainsi le corps et l'âme doivent souffrir, mourir,
ressusciter, et monter au ciel.
Toutes ces choses s'accomplissent dans l'âme durant cette vie, mais non dans
le corps.
L'âme souffre et meurt au péché dans la pénitence et dans le baptême. L'âme
ressuscite à une nouvelle vie dans ces sacrements. Et enfin l'Âme quitte la
terre et monte au ciel en menant une vie céleste, ce qui fait dire à Saint Paul,
Conversatio nostra in cælis est. [Philip. 3, 20]
Aucune de ces choses n'arrive dans le corps durant cette vie, mais les mêmes
choses s'y passent ensuite.
Car à la mort le corps meurt à sa vie mortelle : au Jugement il ressuscitera
à une nouvelle vie : après le Jugement il montera au ciel, et y demeurera
éternellement. [299]
Ainsi les mêmes choses arrivent au corps et à l'âme, mais en différents
temps, et les changements du corps n'arrivent que quand ceux de l'âme sont
accomplis, c'est à dire après la mort : de sorte que la mort est le couronnement
de la béatitude de l'âme et le commencement de la béatitude du corps.
Voilà les admirables conduites de la sagesse de Dieu sur le salut des âmes :
et Saint Augustin nous apprend sur ce sujet, que Dieu en a disposé de la sorte,
de peur que si le corps de l'homme fût mort et ressuscité pour jamais dans le
baptême, on ne fût entré dans l'obéissance de l'Évangile que par l'amour de la
vie ; au lieu que la grandeur de la foi éclate bien davantage lorsque l'on tend
à l'immortalité par les ombres de la mort. [cf. s. Aug. Cité de Dieu, XIII, 4]
[§] Il n'est pas juste que nous soyons sans ressentiment et sans douleur dans
les afflictions et les accidents fâcheux qui nous arrivent comme des Anges qui
n'ont aucune sentiment de la nature : il n'est pas juste aussi que nous soyons
sans consolation comme des [300] Païens qui n'ont aucun sentiment de la grâce :
mais il est juste que nous soyons affligés et consolés comme Chrétiens, et que
la consolation de la grâce l'emporte par dessus les sentiments de la nature ;
afin que la grâce soit non seulement en nous, mais victorieuse en nous ;
qu'ainsi en sanctifiant le nom de notre Père, sa volonté devienne la nôtre ; que
sa grâce règne et domine sur la nature ; et que nos afflictions soient comme la
matière d'un sacrifice que sa grâce consomme et anéantisse pour la gloire de
Dieu ; et que ces sacrifices particuliers honorent et préviennent les sacrifice
universel où la nature entière doit être consommée par la puissance de
JÉSUS-CHRIST.
Ainsi nous tirerons avantage de nos propres imperfections, puisqu'elles
serviront de matière à cet holocauste ; car c'est le but des vrais Chrétiens de
profiter de leurs propres imperfections, parce que tout coopère en bien pour les
élus.
Et si nous y prenons garde de prés nous trouverons de grands avantages [301]
pour notre édification en considérant la chose dans la vérité ; car puisqu'il
est véritable que la mort du corps n'est que l'image de celle de l'âme, et que
nous bâtissons sur ce principe, que nous avons sujet d'espérer du salut de ceux
dont nous pleurons la mort ; il est certain que si nous ne pouvons arrêter le
cours de notre tristesse et de notre déplaisir, nous en devons tirer ce profit,
que puisque la mort du corps est si terrible, qu'elle nous cause de tels
mouvements, celle de l'âme nous en devrait bien causer de plus inconsolables.
Dieu a envoyé la première à ceux que nous regrettons : nous espérons qu'il a
détourné la seconde : considérons donc la grandeur de nos maux, et que l'excès
de notre douleur soit la mesure de celle de notre joie.
Il n'y a rien qui la puisse modérer sinon la crainte que leurs âmes ne
languissent pour quelque temps dans les peines qui sont destinées à urger le
reste des péchés de cette vie : et c'est pour fléchir la colère de Dieu sur eux
[302] que nous devons soigneusement nous employer.
La prière et les sacrifices sont un souverain remède à leurs peines. Mais une
des plus solides et plus utiles charités envers les morts est de faire les
choses qu'ils nous ordonneraient s'ils étaient encore au monde, et de nous
mettre pour eux en l'état auquel ils nous souhaitent à présent.
Par cette pratique nous les faisons revivre en nous en quelque sorte, puisque
ce sont leurs conseils qui sont encore vivants et agissants en nous : et comme
les hérésiarques sont punis en l'autre vie des péchés auxquels ils ont engagé
leurs sectateurs dans lesquels leur venin vit encore ; ainsi les morts sont
récompensés outre leur propre mérité pour ceux auxquels ils ont donné suite par
leurs conseils et leur exemple.
[§] L'homme est assurément trop infirme pour pouvoir juger sainement de la
suite des choses futures. Espérons donc en Dieu, et ne nous fatiguons pas par
des prévoyantes [303] indiscrètes et téméraires. Remettons nous à Dieu pour la
conduite de nos vies, et que le déplaisir ne soit pas dominant en nous.
Saint Augustin nous apprend, qu'il y a dans chaque homme un serpent, une Ève,
et un Adam. Le serpent sont les sens et notre nature, l'Ève est l'appétit
concupiscible, et l'Adam est la raison. [cf. s. Aug. De Gn ctr Man, II, 20]
La nature nous tente continuellement : l'appétit concupiscible désire souvent
: mais le péché n'est pas achevé si la raison ne consent.
Laissons donc agir ce serpent et cette Ève, si nous ne pouvons l'empêcher :
mais prions Dieu que sa grâce fortifie tellement notre Adam, qu'il demeure
victorieux, que JÉSUS-CHRIST en soit vainqueur, et qu'il éternellement en nous.
XXXI.
Pensées diverses.
A mesure qu'on a plus d'esprit, on trouve qu'il y a plus [304] d'hommes
originaux. Les gens du commun ne trouvent pas de différence entre les hommes.
[§] On peut avoir le sens droit, et n'aller pas également à toutes choses ;
car il y en a qui l'ayant droit dans un certain ordre de choses, s'éblouissent
dans les autres. Les uns tirent bien les conséquences de peu de principes. Les
autres tirent bien les conséquences des choses où il y a beaucoup de principes.
Par exemple, les uns comprennent bien les effets de l'eau, en quoi il y a peu de
principes, mais dont les conséquences sont si fines, qu'il n'y a qu'une grande
pénétration qui puisse y aller ; et ceux là ne seraient peut être pas grands
géomètres ; parce que la Géométrie comprend un grand nombre de principes, et
qu'une nature d'esprit peut être telle, qu'elle ne puisse pénétrer jusqu'au
fond, et quelle ne puisse pénétrer les choses où il y a beaucoup de principes.
Il y a donc deux sortes d'esprits, l'un de pénétrer vivement et profondément
les conséquences des principes, [305] et c'est là l'esprit de justesse : l'autre
de comprendre un grand nombre de principes sans les confondre, et c'est là
l'esprit de Géométrie. L'un est force et droiture d'esprit, l'autre est étendue
d'esprit. Or l'un peut être sans l'autre, l'esprit pouvant être fort et étroit,
et pouvant être aussi étendu et faible.
Il y a beaucoup de différence entre l'esprit de Géométrie et l'esprit de
finesse. En l'un les principes sont palpables, mais éloignez de l'usage commun,
de sorte qu'on a peine à tourner la teste de ce côté là manque d'habitude ; mais
pour peu qu'on s'y tourne on voit les principes à plein ; et il faudrait avoir
tout à fait l'esprit faux pour mal raisonner sur des principes si gros qu'il est
presque impossible qu'ils échappent.
Mais dans l'esprit de finesse les principes sont dans l'usage commun, et
devant les yeux de tout le monde. On n'a que faire de tourner la teste ni de se
faire violence. Il n'est question que d'avoir bonne vue : mais il faut l'avoir
bonne ; car les principes [306] en sont si déliés et en si grand nombre, qu'il
est presque impossible qu'il n'en échappe. Or l'omission d'un principe mène à
l'erreur : ainsi il faut avoir la vue bien nette, pour voir tous les principes ;
et ensuite l'esprit juste, pour ne pas raisonner faussement sur des principes
connus.
Tous les géomètres seraient donc fins, s'ils avaient la vue bonne ; car ils
ne raisonnent pas faux sur les principes qu'ils connaissent : et les esprits
fins seraient géomètres, s'ils pouvaient plier leur vue vers les principes
inaccoutumés de Géométrie.
Ce qui fait donc que certains esprits fins ne sont pas géomètres, c'est
qu'ils ne peuvent du tout se tourner vers les principes de Géométrie : mais ce
qui fait que des géomètres ne sont pas fins, c'est qu'ils ne voient pas ce qui
est devant eux, et qu'étant accoutumés aux principes nets et grossiers de
Géométrie, et à ne raisonner qu'après avoir bien vu et manié leurs principes,
ils se perdent dans les choses de finesse, où les principes ne se laissent pas
ainsi [307] manier. On les voit à peine : on les sent plutôt qu'on ne les voit :
on a des peines infinies à les faire sentir à ceux qui ne les sentent pas
d'eux-mêmes : ce sont choses tellement délicates et si nombreuses, qu'il faut un
sens bien délicat et bien net pour les sentir, et sans pouvoir le plus souvent
les démontrer par ordre comme en Géométrie, parce qu'on n'en possède pas ainsi
les principes, et que ce serait une chose infinie de l'entreprendre. Il faut
tout d'un coup voir la chose d'un seul regard, et non par progrès de
raisonnement, au moins jusqu'à un certain degré. et ainsi il est rare que les
géomètres soient fins, et que les fins soient géomètres ; à cause que les
géomètres veulent traiter géométriquement les choses fines, et se rendent
ridicules, voulant commencer par les définitions, et ensuite par les principes,
ce qui n'est pas la manière d'agir en cette sorte de raisonnement. Ce n'est pas
que l'esprit ne le fasse ; mais il le fait tacitement, naturellement, et sans
art ; car l'expression en passe tous les hommes, et le [308] sentiment n'en
appartient qu'à peu.
et les esprits fins au contraire ayant ainsi accoutumé de juger d'une seule
vue, sont si étonnez quand on leur présente des propositions où ils ne
comprennent rien, et où pour entrer il faut passer par des définitions et des
principes stériles et qu'ils n'ont point accoutumé de voir ainsi en détail,
qu'ils s'en rebutent et s'en dégoûtent. Mais les esprit faux ne sont jamais ni
fins ni géomètres.
Les géomètres qui ne sont que géomètres ont donc l'esprit droit, mais pourvu
qu'on leur explique bien toutes choses par définitions et par principes ;
autrement ils sont faux et insupportables ; car ils ne sont droits que sur les
principes bien éclaircis. et les fins qui ne sont que fins ne peuvent avoir la
patience de descendre jusqu'aux premiers principes des choses spéculatives et
d'imagination qu'ils n'ont jamais vues dans le monde et dans l'usage.
[§] La mort est plus aisée à supporter sans y penser, que la pensée de la
mort sans péril. [309]
[§] Il arrive souvent qu'on prend pour prouver certaines choses des exemples
qui sont tels, qu'on pourrait prendre ces choses pour prouver ces exemples ; ce
qui ne laisse pas de faire son effet ; car comme on croit toujours que la
difficulté est à ce qu'on veut prouver, on trouve les exemples plus clairs.
Ainsi quand on veut montrer une chose générale, on donne la règle particulière
d'un cas. Mais si on veut montrer un cas particulier, on commence par la règle
générale. On trouve toujours obscure la chose qu'on veut prouver, et claire
celle qu'on emploie à la prouver ; car quand on propose une chose à prouver,
d'abord on se remplit de cette imagination qu'elle est donc obscure, et au
contraire que celle qui la doit prouver est claire, et ainsi on l'entend
aisément.
[§] Nous supposons que tous les hommes conçoivent et sentent de la même sorte
les objets qui se présentent à eux : mais nous le supposons bien gratuitement ;
car nous n'en avons aucune preuve. Je vois bien [310] qu'on applique les mêmes
mots dans les mêmes occasions, et que toutes les fois que deux hommes voient,
par exemple, de la neige, ils expriment tous deux la vue de ce même objet par
les mêmes mots, en disant l'un et l'autre qu'elle est blanche : et de cette
conformité d'application on tire une puissante conjecture d'une conformité
d'idée ; mais cela n'est pas absolument convainquant, quoiqu'il y ait bien à
parier pour l'affirmative.
[§] Tout notre raisonnement ce réduit à céder au sentiment. Mais la fantaisie
est semblable et contraire au sentiment ; semblable, parce qu'elle ne raisonne
point ; contraire, parce qu'elle est fausse : de sorte qu'il est bien difficile
de distinguer entre ces contraires. L'un dit que mon sentiment est fantaisie :
et j'en dis de même de mon côté. On aurait besoin d'une règle. La raison s'offre
; mais elle est pliable à tous sens ; et ainsi il n'y en a point.
[§] Ceux qui jugent d'un ouvrage par règle, sont à l'égard des autres, [311]
comme ceux qui ont une montre à l'égard de ceux qui n'en ont point. L'un dit :
il y a deux heures que nous sommes ici. L'autre dit : il n'y a que trois quarts
d'heure. Je regarde ma montre : je dis à l'un : vous vous ennuyez ; et à l'autre
: le temps ne vous dure guère ; car il y a une heure et demie ; et je me moque
de ceux qui disent, que le temps me dire à moi, et que j'en juge par fantaisie :
ils ne savent pas que j'en juge par ma montre.
[§] Il y a en a qui parlent bien et qui n'écrivent pas de même. C'est que le
lieu, l'assistance, etc. les échauffe, et tire de leur esprit plus qu'ils n'y
trouveraient sans cette chaleur.
[§] C'est une grand mal de suivre l'exception, au lieu de la règle. Il faut
être sévère, et contraire à l'exception. Mais néanmoins comme il est certain
qu'il y a des exceptions de la règle, il en faut juger sévèrement, mais
justement.
[§] Il est vrai en un sens de dire que tout le monde est dans [312]
l'illusion : car encore que les opinion du peuple soient saines, elles ne le
sont pas dans sa teste ; parce qu'il croit que la vérité est où elle n'est pas.
La vérité est bien dans leurs opinions ; mais non pas au point ils se le
figurent.
[§] Ceux qui sont capables d'inventer son rares : ceux qui n'inventent point
sont en plus grand nombre, et par conséquent les plus forts. et l'on voit que
pour l'ordinaire ils refusent aux inventeurs la gloire qu'ils méritent, et
qu'ils cherchent par leurs inventions. S'ils s'obstinent à la vouloir avoir, et
qu'ils cherchent par leurs inventions, et à traiter de mépris ceux qui
n'inventent pas, tout ce qu'ils y gagnent, c'est qu'on leur donne des noms
ridicules, et qu'on les traite de visionnaires. Il faut donc bien se garder de
se piquer de cet avantage, tout grand qu'il est ; et l'on doit se contenter
d'être estimé du petit nombre de ceux qui en connaissent le prix.
[§] L'esprit croit naturellement, et la volonté aime naturellement. De sorte
qu'à faute de vrais objets, [313] il faut qu'ils s'attachent aux faux.
[§] Plusieurs choses certaines sont contredites : plusieurs passent sans
contradiction. Ni la contradiction n'est marque de fausseté ; ni
l'incontradiction n'est marque de vérité.
[§] César était trop vieux, ce me semble, pour s'aller amuser à conquérir le
monde. Cet amusement était bon à Alexandre : c'était un jeune homme qu'ils était
difficile d'arrêter : mais César devait être plus mûr.
[§] Tout le monde voit qu'on travaille pour l'incertain, sur mer, en
bataille, etc. Mais tout le monde ne voit pas la règle des partis qui démontre
qu'on le doit. Montaigne a vu qu'on s'offense d'un esprit boiteux, et que la
coutume fait tout. Mais il n'a pas vu la raison de cet effet. Ceux qui ne voient
que les effets et qui ne voient pas les causes, sont à l'égard de ceux qui
découvrent les causes, comme ceux qui n'ont que des yeux à l'égard de ceux qui
ont de l'esprit. Car les effets sont comme sensibles, et les raisons sont [314]
visibles seulement à l'esprit. et quoique ce soit par l'esprit que ces effets là
se voient, cet esprit est à l'égard de l'esprit qui voit les causes, comme les
sens corporels sont à l'égard de l'esprit.
[§] Le sentiment de la fausseté des plaisirs présents, et l'ignorance de la
vanité des plaisirs absents cause l'inconstance.
[§] Si nous rêvions toutes les nuits la même chose, elle nous affecterait
peut-être autant que les objets que nous voyons tous les jours. et si un artisan
était sûr de rêver toutes les nuits douze heures durant qu'il est Roi, je crois
qu'il serait presque aussi heureux qu'on Roi qui rêverait toutes les nuits douze
heures durant qu'il serait artisan. Si nous rêvions toutes les nuits que nous
sommes poursuivis par des ennemis, et agitez par ces fantômes pénibles, et qu'on
passât tous les jours en diverses occupations, comme quand on fait un voyage, on
souffrirait presque autant que se cela était véritable, et on appréhenderait le
dormir, [315] comme on appréhende le réveil, quand on craint d'entrer dans de
tels malheurs en effet. et en effet il serait à peu prés les mêmes maux que la
réalité. Mais parce que les songes sont tous différents, et se diversifient, ce
qu'on y voit affecte bien moins que ce qu'on voit en veillant, à cause de la
continuité, qui n'est pas pourtant si continue et égale, qu'elle ne change
aussi, mais moins brusquement, si ce n'est rarement, comme quand on voyage ; et
alors on dit : il me semble que je rêve : car la vie est un songe un peu moins
inconstant.
[§] Mais les Princes et les Rois se jouent quelquefois. Ils ne sont pas
toujours sur leurs trônes ; ils s'y ennuieraient. La grandeur a besoin d'être
quittée pour être sentie.
[§] C'est une plaisante chose à considérer de ce qu'il y a des gens dans le
monde qui ayant renoncé à toutes les lois de Dieu et de la nature s'en sont
faites eux-mêmes auxquelles ils obéissent exactement, comme par exemple les
voleurs, etc.
[§] Ces grands efforts d'esprit où [316] l'âme touche quelquefois, sont
choses où elle ne se tient pas. Elle y faute seulement, mais pour retomber
aussitôt.
[§] Pourvu qu'on sache la passion dominante de quelqu'un, on est assuré de
lui plaire : et néanmoins chacun a ses fantaisies contraires à son propre bien,
dans l'idée même qu'il a du bien : et c'est un bizarrerie qui déconcerte ceux
qui veulent gagner leur affection.
[§] Comme on se gâte l'esprit, on se gâte aussi le sentiment. On se forme
l'esprit et le sentiment par les conversations. Ainsi les bonnes ou les
mauvaises le forment ou le gâtent. Il importe donc de tout de bien savoir
choisir, pour se le former et ne le point gâter ; et on ne saurait faire ce
choix, si on ne l'a déjà formé, et point gâté. Ainsi cela fait un cercle, d'où
bien heureux sont ceux qui sortent.
[§] On se croit naturellement bien plus capable d'arriver au centre des
choses que d'embrasser leur circonférence. L'étendue visible du monde [317] nous
surpasse visiblement. Mais comme c'est nous qui surpassons les petites choses,
nous nous croyons plus capables de les posséder. et cependant il ne faut pas
moins de capacité pour aller jusqu'au néant que jusqu'au tout. Il la faut
infinie dans l'un et dans l'autre cas : et il me semble que qui aurait compris
les derniers principes des choses, pourrait aussi arriver jusqu'à connaître
l'infini. L'un dépend de l'autre, et l'un conduit à l'autre. Les extrémités se
touchent, et se réunissent à force de s'être éloignées, et se retrouvent en
Dieu, et en Dieu seulement.
Si l'homme commençait par s'étudier lui-même, il verrait combien il est
incapable de passer outre. Comment se pourrait-il qu'une partie connût le tout ?
Il aspirera peut-être à connaître au moins les parties avec lesquelles il a de
la proportion. Mais les parties du monde ont toutes un tel rapport, et un tel
enchaînement l'une avec l'autre, que je crois impossible de connaître l'une sans
l'autre et sans le tout. [318]
L'homme, par exemple, a rapport à tout ce qu'il connaît. Il a besoin de lieu
pour le contenir, de temps pour durer, de mouvement pour vivre, d'éléments pour
le composer, de chaleur et d'aliments pour se nourrir, d'air pour respirer. Il
voit la lumière : il sent les corps : enfin tout tombe sous son alliance.
Il faut donc pour connaître l'homme, savoir d'où vient qu'il a besoin d'air
pour subsister. et pour connaître l'air, il faut savoir par où il a rapport à la
vie de l'homme.
La flamme ne subsiste point sans l'air. Donc pour connaître l'un il faut
connaître l'autre.
Donc toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes,
médiatement et immédiatement, et toutes s'entretenant par un lien naturel et
insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens
impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de
connaître le tout sans connaître particulièrement les parties.
et ce qui achève peut-être notre [319] impuissance à connaître les choses,
c'est qu'elles sont simples en elles-mêmes, et que nous sommes composez de deux
natures opposées et de divers genre d'âme et de corps : car il est impossible
que la partie qui raisonne en nous soit autre que spirituelle. et quand on
prétendrait que nous fussions simplement corporels, cela nous exclurait bien
davantage de la connaissance des choses, n'y ayant rien de si inconcevable que
de dire que la matière se puisse connaître soi-même.
C'est cette composition d'esprit et de corps qui a fait que presque tous les
Philosophes ont confondu les idées des choses, et attribué aux corps ce qui
n'appartient qu'aux esprits, et aux esprits ce qui ne peut convenir qu'aux
corps. Car ils disent hardiment que les corps tendent en bas, qu'ils aspirent à
leur centre, qu'ils fuient leurs destruction, qu'ils craignent le vide, qu'ils
ont des inclinations, des sympathies, des antipathies ; qui sont toutes choses
qui n'appartiennent qu'aux esprits. et en parlant [320] des esprits, ils les
considèrent comme en un lieu, et leur attribuent le mouvement d'une place à une
autre ; qui sont des choses qui n'appartiennent qu'aux corps, etc.
Au lieu de recevoir les idées des choses en nous, nous teignons des qualités
de notre être composé toutes les choses simples que nous contemplons.
Qui ne croirait à nous croire composer toutes choses d'esprit et de corps,
que ce mélange là nous serait bien compréhensible ? C'est néanmoins la chose que
l'on comprend le moins. L'homme est à lui-même le plus prodigieux objet de la
nature ; car il ne peut concevoir ce que c'est que corps, et encore moins ce que
c'est qu'esprit, et moins qu'aucune chose comment un corps peut être uni avec un
esprit. C'est là la comble de ses difficultés ; et cependant c'est son propre
être. Modus quo corporibus adhæret spiritus comprehendi ab hominibus non
potest, et hoc tamen homo est. [s. Aug. Cité de Dieu, XXI, 10]
[§] Lorsque dans les choses de la nature, dont la connaissance ne nous [321]
est pas nécessaire, il y en a dont on ne sait pas la vérité, il n'est peut-être
pas mauvais qu'il y ait une erreur commune qui fixe l'esprit des hommes ; comme
par exemple la Lune à qui on attribue les changements de temps, les progrès des
maladies, etc. Car c'est une des principales maladies de l'homme que d'avoir une
curiosité inquiète pour les choses qu'il ne peut savoir ; et je ne sais si ce ne
lui est point un moindre mal d'être dans l'erreur pour les choses de cette
nature, que d'être dans cette curiosité inutile.
[§] Notre imagination nous grossit si fort le temps présent à force d'y faire
des réflexions continuelles, et amoindrit tellement l'éternité, faute d'y faire
réflexion, que nous faisons de l'éternité un néant, et du néant une éternité. et
tout cela a ses racines si vives en nous, que toute notre raison ne nous en peut
défendre.
[§] Ce chien est à moi, disaient ces pauvres enfants ; c'est là ma place au
soleil : voilà le commencement et l'image de l'usurpation de toute la terre.
[322]
[§] L'esprit a son ordre, qui est par principes et démonstrations ; le coeur
en a un autre. On ne prouve pas qu'on doit être aimé, en exposant d'ordre les
causes de l'amour : cela serait ridicule.
JÉSUS-CHRIST, et Saint Paul ont bine plus suivi cet ordre du coeur qui est
celui de la charité que celui de l'esprit ; car leur but principal n'était pas
d'instruire, mais d'échauffer. S. Augustin de même. Cet ordre consiste
principalement à la digression sur chaque point, qui a rapport à la fin, pour la
montrer toujours.
[§] On ne s'imagine d'ordinaire Platon et Aristote qu'avec de grandes robes,
et comme des personnages toujours graves et sérieux. C'étaient d'honnêtes gens,
qui riaient comme les autres avec leurs amis. et quand ils ont fait leurs lois
et leurs traités de politique, ç'a été en se jouant, et pour se divertir.
C'était la partie la moins philosophe et la moins sérieuse de leur vie. La plus
philosophe était de vivre simplement et tranquillement.
[§] Il y en a qui masquent toute [323] la nature. Il n'y a point de Roi parmi
eux, mais un auguste Monarque ; point de Paris, mais une capitale du Royaume.
[§] Quand dans un discours ont trouve des mots répétés, et qu'essayant de les
corriger on les trouve si propres qu'on gâterait le discours, il les faut
laisser ; ç'en est la marque ; et c'est là la part de l'envie qui est aveugle,
et qui ne sait pas que cette répétition n'est pas faute en cet endroit ; car il
n'y a point de règle générale.
[§] Ceux qui font des antithèses en forçant les mots, sont comme ceux qui
font de fausses fenêtre pour la symétrie. Leur règle n'est pas de parler juste,
mais de faire des figures justes.
[§] Il y a un modèle d'agrément et de beauté, qui consiste en un certain
rapport entre notre nature faible ou forte telle qu'elle est, et la chose qui
nous plaît. Tout ce qui est formé sur ce modèle nous agrée, maison, chanson,
discours, vers, prose, femmes, oiseaux, rivières, arbres, chambres, habits. Tout
ce qui n'est [324] point sur ce modèle déplaît à ceux qui ont le goût bon.
[§] Comme on dit beauté poétique, on devrait dire aussi beauté géométrique,
et beauté médicinale. Cependant on ne le dit point ; et la raison en est, qu'on
sait bien quel est l'objet de la Géométrie, et quel est l'objet de la Médecine ;
mais on ne sait pas en quoi consiste l'agrément qui est l'objet de la poésie. On
ne sait ce que c'est que ce modèle naturel qu'il faut imiter ; et à faute de
cette connaissance, on a inventé de certains termes bizarres, siècle d'or,
merveille de nos jours, fatal laurier, bel astre, etc. et on appelle ce jargon,
beauté poétique. Mais qui s'imaginera une femme vêtue sur ce modèle, verra une
jolie demoiselle toute couverte de miroirs et de chaînes de laiton ; et au lieu
de la trouver agréable, il ne pourra s'empêcher d'en rire ; parce qu'on sait
mieux en quoi consiste l'agrément d'une femme que l'agrément des vers. Mais ceux
qui ne s'y connaissent pas l'admireraient peut-être en cet équipage ; [325] et
il y a bien des villages où l'on la prendrait pour la Reine : et c'est pourquoi
il y en a qui appellent des sonnets faits sur ce modèle, des Reines de village.
[§] Quand un discours naturel peint une passion ou un effet, on trouve dans
soi-même la vérité de ce qu'on entend, qui y était sans qu'on le sût ; et on se
sent porté à aimer celui qui nous le fait sentir. Car il ne nous fait pas montre
de son bien, mais du nôtre ; et qu'ainsi ce bienfait nous le rend aimable ;
outre que cette communauté d'intelligence que nous avons avec lui incline
nécessairement le coeur à l'aimer.
[§] Il faut qu'il y ait dans l'éloquence de l'agréable, et du réel ; mais il
faut que cet agréable soit réel.
[§] Quand on voit le style naturel, on est tout étonné, et ravi ; car on
s'attendait de voir un auteur, et on trouve un homme. Au lieu que ceux qui ont
le goût bon, et qui en voyant un livre croient trouver un homme, sont tous
surpris de trouver un auteur : plus poëticè quam humane locutus [326] est
[le mot est de Pétrone] Ceux là honorent bien la nature, qui lui apprennent
qu'elle peut parler de tout, et même de Théologie.
[§] Dans le discours, il ne faut point détourner l'esprit d'une chose à une
autre, si ce n'est pour le délasser, mais dans le temps où cela est à propos, et
non autrement ; car qui veut délasser hors de propos, lasse. On se rebute, et on
quitte tout là : tant il est difficile de rient obtenir de l'homme que par le
plaisir, qui est la monnaie pour laquelle nous donnons tout ce qu'on veut.
[§] L'homme aime la malignité ; mais ce n'est pas contre les malheureux, mais
contre les heureux superbes : et c'est se tromper que d'en juger autrement.
[§] L'Épigramme de Martial sur les borgnes ne vaut rien ; parce qu'elle ne
les console pas, et ne fait que donner une point à la gloire de l'auteur. Tout
ce qui n'est que pour l'auteur ne vaut rien. Ambitiosa recidet ornamenta.
[Horace, Épître aux Pisons, 447] Il faut plaire à ceux qui ont les
sentiments humains et tendres, et non aux âmes barbares et inhumaines. 1. C'est
ici une lettre hébraïque. Copyright (C) 1999 Association de Bibliophiles Universels |